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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/214

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PHŒDIME.

Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes
Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes ;
Et toujours Xipharès revient vous traverser.

MONIME.

Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser :
Xipharès ne s’offrait alors à ma mémoire
Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire ;
Et je ne savais pas que, pour moi plein de feux,
Xipharès des mortels fût le plus amoureux…

PHŒDIME.

Il vous aime, madame ? Et ce héros aimable…

MONIME.

Est aussi malheureux que je suis misérable.
Il m’adore, Phœdime ; et les mêmes douleurs
Qui m’affligeaient ici, le tourmentaient ailleurs.

PHŒDIME.

Sait-il en sa faveur jusqu’où va votre estime ?
Sait-il que vous l’aimez ?

MONIME.

Sait-il que vous l’aimez ? Il l’ignore, Phœdime.
Les dieux m’ont secourue ; et mon cœur affermi
N’a rien dit, ou du moins n’a parlé qu’à demi.
Hélas ! si tu savais, pour garder le silence,
Combien ce triste cœur s’est fait de violence,
Quels assauts, quels combats j’ai tantôt soutenus !
Phœdime, si je puis, je ne le verrai plus :
Malgré tous les efforts que je pourrais me faire,
Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.
Il viendra malgré moi m’arracher cet aveu :
Mais n’importe, s’il m’aime, il en jouira peu ;
Je lui vendrai si cher ce bonheur qu’il ignore,
Qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il l’ignorât encore.

PHŒDIME.

On vient. Que faites-vous, madame ?

MONIME.

On vient. Que faites-vous, madame ? Je ne puis :
Je ne paraîtrai point dans le trouble où je suis.


Scène II.

MITHRIDATE, PHARNACE, XIPHARÈS, ARBATE, gardes.
MITHRIDATE.

Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
Votre devoir ici n’a point dû vous conduire,
Ni vous faire quitter, en de si grands besoins,
Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.
Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.
Vous avez cru des bruits que j’ai semés moi-même ;
Je vous crois innocents, puisque vous le voulez,
Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés.
Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,
Je médite un dessein digne de mon courage.
Vous en serez tantôt instruits plus amplement.
Allez, et laissez-moi reposer un moment.


Scène III.

MITHRIDATE, ARBATE.
MITHRIDATE.

Enfin, après un an, tu me revois, Arbate :
Non plus, comme autrefois, cet heureux Mithridate
Qui, de Rome toujours balançant le destin,
Tenait entre elle et moi l’univers incertain :
Je suis vaincu. Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus, dans l’ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste ;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu’au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
Quelque temps inconnu, j’ai traversé le Phase ;
Et de là pénétrant jusqu’au pied du Caucase,
Bientôt dans des vaisseaux sur l’Euxin préparés,
J’ai rejoint de mon camp les restes séparés.
Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore,
J’y trouve des malheurs qui m’attendaient encore.
Toujours du même amour tu me vois enflammé :
Ce cœur nourri de sang, et de guerre affamé,
Malgré le faix des ans et du sort qui m’opprime,
Traîne partout l’amour qui l’attache à Monime ;
Et n’a point d’ennemis qui lui soient odieux
Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.

ARBATE.

Deux fils, seigneur !

MITHRIDATE.

Deux fils, seigneur ! Écoute. À travers ma colère,
Je veux bien distinguer Xipharès de son frère :
Je sais que, de tout temps à mes ordres soumis,
Il hait autant que moi nos communs ennemis ;
Et j’ai vu sa valeur à me plaire attachée,
Justifier pour lui ma tendresse cachée ;
Je sais même, je sais avec quel désespoir,
À tout autre intérêt préférant son devoir,
Il courut démentir une mère infidèle,
Et tira de son crime une gloire nouvelle ;
Et je ne puis encor ni n’oserais penser
Que ce fils si fidèle ait voulu m’offenser.
Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre ?
L’un et l’autre à la reine ont-ils osé prétendre ?
Avec qui semble-t-elle en secret s’accorder ?