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pièce, en ce que toute l’action se passe dans le palais d’Assuérus. Cependant, comme on voulait rendre ce divertissement plus agréable à des enfants, en jetant quelque variété dans les décorations, cela a été cause que je n’ai pas gardé cette unité avec la même rigueur que j’ai fait autrefois dans mes tragédies.

Je crois qu’il est bon d’avertir ici que bien qu’il y ait dans Esther des personnages d’hommes, ces personnages n’ont pas laissé d’être représentés par des filles avec toute la bienséance de leur sexe. La chose leur a été d’autant plus aisée, qu’anciennement les habits des Persans et des Juifs étaient de longues robes qui tombaient jusqu’à terre.

Je ne puis me résoudre à finir cette préface sans rendre à celui qui a fait la musique la justice qui lui est due, et sans confesser franchement que ses chants ont fait un des plus grands agréments de la pièce[1]. Tous les connaisseurs demeurent d’accord que depuis longtemps on n’a point entendu d’airs plus touchants ni plus convenables aux paroles. Quelques personnes ont trouvé la musique du dernier chœur un peu longue, quoique très-belle. Mais qu’aurait-on dit de ces jeunes Israélites qui avaient tant fait de vœux à Dieu pour être délivrées de l’horrible péril où elles étaient, si, ce péril étant passé, elles lui en avaient rendu de médiocres actions de grâces ? Elles auraient directement péché contre la louable coutume de leur nation, où l’on ne recevait de Dieu aucun bienfait signalé, qu’on ne l’en remerciât sur-le-champ par de fort longs cantiques : témoin ceux de Marie, sœur de Moïse, de Débora, et de Judith, et tant d’autres dont l’Écriture est pleine. On dit même que les Juifs, encore aujourd’hui, célèbrent par de grandes actions de grâces le jour où leurs ancêtres furent délivrés par Esther de la cruauté d’Aman.




PERSONNAGES.
ASSUÉRUS, roi de Perse.
ESTHER, reine de Perse.
MARDOCHÉE, oncle d’Esther.
AMAN, favori d’Assuérus.
ZARÈS, femme d’Aman.
HYDASPE, officier du palais intérieur d’Assuérus.
ASAPH, autre officier d’Assuérus.
ÉLISE, confidente d’Esther.
THAMAR, Israélite de la suite d’Esther.
Gardes du roi Assuérus.
Chœur de jeunes filles israélites.


La scène est à Suse, dans le palais d’Assuérus.

La Piété fait le Prologue.




PROLOGUE.




LA PIÉTÉ.

Du séjour bienheureux de la Divinité,
Je descends dans ce lieu par la Grâce habité[2] ;
L’Innocence s’y plaît, ma compagne éternelle,
Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains :
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Un roi qui me protége, un roi victorieux,
A commis à mes soins ce dépôt précieux.
C’est lui qui rassembla ces colombes timides,
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides :
Pour elles, à sa porte, élevant ce palais,
Il leur y fit trouver l’abondance et la paix.
Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire
Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés des rois que tu chéris !
Tu m’écoutes ; ma voix ne t’est point étrangère :
Je suis la Piété, cette fille si chère,
Qui t’offre de ce roi les plus tendres soupirs :
Du feu de ton amour j’allume ses désirs.
Du zèle qui pour toi l’enflamme et le dévore
La chaleur se répand du couchant à l’aurore[3].
Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné ;
Et, confondant l’orgueil par d’augustes exemples,
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
De ta gloire animé, lui seul de tant de rois
S’arme pour ta querelle, et combat pour tes droits.
Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie,
S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie ;
La discorde en fureur frémit de toutes parts ;
Tout semble abandonner tes sacrés étendards ;
Et l’enfer couvrant tout de ses vapeurs funèbres[4],
Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.
Lui seul, invariable et fondé sur la foi,
Ne cherche, ne regarde et n’écoute que toi ;
Et bravant du démon l’impuissant artifice,
De la religion soutient tout l’édifice.
Grand Dieu, juge ta cause, et déploie aujourd’hui
Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui,
Lorsque des nations à sa perte animées
Le Rhin vit tant de fois disperser les armées.
Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil ;
Ils viennent se briser contre le même écueil :
Déjà rompant partout leurs plus fermes barrières,
Du débris de leurs forts ils couvrent ses frontières.
Tu lui donnes un fils prompt à le seconder,
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander ;

  1. Ce musicien s’appelait Moreau.
  2. La maison de Saint-Cyr. (Note de Racine.)
  3. Il s’agit ici des missions étrangères et des travaux apostoliques dans l’Orient et dans le nouveau monde, que Louis XIV encourageait par ses bienfaits. (G.)
  4. La Beaumelle prétend que Jacques II, roi d’Angleterre, alors réfugié à la cour de France, ayant désiré de voir Esther, on en donna exprès pour lui une représentation remarquable par une magnificence extraordinaire. Selon lui, le roi et la reine d’Angleterre crurent reconnaître le pape dans ce vers et dans le suivant. Il est certain qu’on en fit l’application au pape Innocent XI, alors brouillé avec la cour de France ; mais cette application maligne était très-éloignée de l’intention de l’auteur, qui avait en vue les troubles de l’Angleterre et ceux de la France. (G.)