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Un fils qui, comme lui, suivi de la victoire,
Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire ;
Un fils à tous ses vœux avec amour soumis,
L’éternel désespoir de tous ses ennemis :
Pareil à ces esprits que ta justice envoie,
Quand son roi lui dit, Pars, il s’élance avec joie ;
Du tonnerre vengeur s’en va tout embraser,
Et, tranquille, à ses pieds revient le déposer[1].
Mais, tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,
Vous qui goûtez ici des délices si pures,
S’il permet à son cœur un moment de repos,
À vos jeux innocents appelez ce héros ;
Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,
Et sur l’impiété la foi victorieuse.
Et vous, qui vous plaisez aux folles passions
Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité :
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.




ACTE PREMIER.


Le théâtre représente l’appartement d’Esther.





Scène première.

ESTHER, ÉLISE.
ESTHER.

Est-ce toi, chère Élise ? ô jour trois fois heureux !
Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux,
Toi qui, de Benjamin comme moi descendue,
Fus de mes premiers ans la compagne assidue,
Et qui, d’un même joug souffrant l’oppression,
M’aidais à soupirer les malheurs de Sion !
Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !
Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire ?
Depuis plus de six mois que je te fais chercher,
Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ?

ÉLISE.

Au bruit de votre mort justement éplorée,
Du reste des humains je vivais séparée ;
Et de mes tristes jours n’attendais que la fin,
Quand tout à coup, madame, un prophète divin :
« C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse :
« Lève-toi, m’a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse[2],
« Là tu verras d’Esther la pompe et les honneurs,
« Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.
« Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées,
« Sion : le jour approche où le Dieu des armées
« Va de son bras puissant faire éclater l’appui ;
« Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui. »
Il dit : et moi, de joie et d’horreur pénétrée,
Je cours. De ce palais j’ai su trouver l’entrée.
Ô spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux,
Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux !
Le fier Assuérus couronne sa captive,
Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive !
Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement
Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

ESTHER.

Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce
De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place,
Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône, ainsi que de son lit.
Mais il ne put sitôt en bannir la pensée :
Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.
Dans ses nombreux États il fallut donc chercher
Quelque nouvel objet qui l’en pût détacher.
De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent :
Les filles de l’Égypte à Suse comparurent ;
Celles même du Parthe et du Scythe indompté[3]
Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.
On m’élevait alors, solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardochée :
Tu sais combien je dois à ses heureux secours.
La mort m’avait ravi les auteurs de mes jours ;
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère.
Du triste état des Juifs jour et nuit agité,
Il me tira du sein de mon obscurité ;
Et sur mes faibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d’un empire accepter l’espérance.
À ses desseins secrets, tremblante, j’obéis :
Je vins ; mais je cachai ma race et mon pays.
Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales
Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,
Qui toutes, disputant un si grand intérêt,
Des yeux d’Assuérus attendaient leur arrêt ?
Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages :
L’une d’un sang fameux vantait les avantages ;
L’autre, pour se parer de superbes atours,

  1. Allusion à la campagne de 1668, dans laquelle le grand dauphin prit Philipsbourg, Heidelberg, Manheim, et conquit le Palatinat (G.)
  2. Les rois de Perse successeurs du grand Cyrus avaient choisi trois villes principales pour y séjourner alternativement, Suse, Ecbatane, et Babylone. Suse, capitale de la Susiane, aujourd’hui le Koursistan, province du royaume de Perse vers le Tigre. (G.)
  3. L’histoire ne fait aucune mention des Parthes sous l’empire des Assyriens et des Mèdes ; mais ils existaient : c’était une colonie de Scythes, qui s’était séparée du reste de la nation ; et c’est pour cela qu’on leur donna le nom de Parthes, qui signifie bannis. (G.)