Page:Radiguet - Souvenirs, promenades et rêveries, 1856.djvu/44

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Je viens de mettre à profit une matinée superbe et vraiment digne du printemps, — car cette année, je le constate, nous avons un printemps, bien que certains esprits négateurs s’obstinent à ranger cette saison au nombre des paradoxes de la poésie et des souvenirs mythologiques. — Je me trouve dans la campagne, et fatigué d’une longue course à travers champs, je me suis assis sur un hêtre abattu à l’entrée du vallon de T***, qui joint la route de Saint-Thonan à Tré-Maria. Cet arbre semble avoir été placé là dans le but unique d’arrêter le promeneur assez distrait pour refuser un coup d’œil au charmant paysage qui s’ouvre devant lui. Tu connais ce paysage : on le rencontre un peu partout ; mais en basse Bretagne il est classique, et pourtant son charme, sans cesse ravivé par l’influence du temps et des saisons, demeure inépuisable. Si d’aventure tu l’avais oublié, quelques coups de plume vont suffire sans doute à le réintégrer dans ta mémoire.

Entre deux collines qui s’élèvent en amphithéâtre, l’une, chargée de taillis d’un ton fauve, d’où surgissent çà et là de noirs sapins ; l’autre, de landes aux fleurs d’or, s’étend une eau dormante où les reflets sombres de la colline de gauche et les reflets dorés de celle de droite s’enfoncent, séparés par l’azur du ciel. Des roseaux, des joncs, quelques plants d’osier dessinent au loin sur l’eau des méandres, où s’engage une escadre de canards, que rejoint sans effort et comme attirée par un aimant, l’une de ses divisions retardataires. Au bord de l’étang, quelques saules sortent, d’une collerette de nénuphars, leur tête noire, noueuse, singulièrement ébouriffée ; plus près enfin, sous de vieux ormes enguirlandés de lierre, un moulin, l’écharpe bouillonnante