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IV

L’IDÉALISME SCIENTIFIQUE


I

J’ai appelé le point de vue général de Pierre Lavroff « le point de vue humain ». Il est certain qu’on a souvent abusé de ce terme pour négliger les réalités historiques. On a cherché dans un nuage d’abstractions et de généralités une sorte de refuge contre la réalité quotidienne trop douloureuse, trop éloignée de l’idéal.

On montait au ciel de l’idée abstraite pour ne pas entendre les terribles cris de souffrance de la terre livrée aux furies des passions et des intérêts en lutte.

La conscience révoltée se nourrissait des impératifs psychologiques d’un caractère trop général (Aime ton prochain, sois juste ! etc.) tout en laissant les choses d’ici-bas là où elles étaient. C’était d’abord la période de la morale philosophique systématisée pour la première fois par ce grand généralisateur Aristote et propagée par de nombreux philosophes antiques.

Le stoïcisme présentait la plus noble et la plus pure expression de leur idéal d’une vie harmonieuse et juste, réconciliée avec la nature, vita secundum naturam. C’était ensuite l’idéal chrétien de la sainteté et de la fraternité universelle, qui n’a pas — on ne le sait que trop — empêché les hommes de se haïr et de s’exterminer mutuellement. C’étaient enfin les idées généreuses de Liberté, d’Égalité et de Fraternité proclamées dans la grande période révolutionnaire du dix-huitième siècle.

Toutes ces conceptions générales et élevées avait, comme trait commun, le fait indéniable de leur coexistence avec des réalités d’un caractère tout à fait opposé. On peut même dire, d’une façon générale, que, plus l’idéal était supérieur, moins la réalité ambiante lui correspondait. Les stoïciens étaient les témoins d’un régime finissant dans la boue et dans le sang. La morale chrétienne, malgré son principe