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Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/63

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LA MAISON DES BORIES

ne concerne pas l’enfant. Et cette allégresse qui tout le long du jour fredonne une chanson, taille une robe, invente un langage… Elle s’épuise à nourrir, à veiller, à courir autour d’un berceau, et plus elle s’épuise, plus elle semble avoir de forces. Dans ce monde nouveau, Amédée erre dépaysé, dévoré d’envie, sans pouvoir y trouver sa place.

Un jour, Isabelle allaitait Laurent. Le front penché sur lui, le bras droit enserrant le petit corps, des deux longs doigts de sa main gauche, elle soulevait son sein pour que l’enfant pût boire à l’aise. D’elle à lui, de lui à elle, la vie circulait, en circuit fermé. Amédée demanda brusquement d’une voix étranglée :

— Alors, moi, je n’existe plus ?

Isabelle leva la tête et pour la première fois il vit dans ses yeux ce regard lointain, détaché, qui semblait venir d’outre-tombe et il entendit dans sa bouche ces mots qu’il prononçait si souvent lui-même sans les entendre :

— Eh bien, et moi ?

Mais il ne pouvait comprendre le véritable sens de ces mots. Il ne pouvait savoir qu’elle avait dû passer sur sa propre dépouille pour en arriver là. Il ne put donc que donner à ces mots le sens qu’il leur donnait habituellement et il répliqua violemment que si elle se sacrifiait c’est qu’elle le voulait bien, qu’elle n’avait qu’à habituer l’enfant à se passer d’elle et que désormais il exigeait que la bonne s’occupât de Laurent, jour et nuit. Là-dessus Isabelle lui conseille d’une voix paisible, avec un regard meurtrier, de confier aussi à la bonne le soin d’écrire ses ouvrages et Amédée sort en faisant claquer la porte, pâle de colère, tout le visage envahi par ses joues.

Un peu plus tard, calmé, il essaie de sortir de l’impasse où il se voit engagé. Assurément, un père doit s’oublier pour son enfant. C’est normal, c’est logique ; mais que peut le raisonnement contre l’ins-