Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/171

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une prière et, de me voir ainsi admirée, j’avais les jambes molles d’émotion. Il y avait tant de foule que j’eus peine à me frayer un passage jusqu’au Rialto. La Mercerie était toute tendue de brocarts, de draps d’or et de dentelles, qui formaient une muraille brillante et légère à la fois, au-dessus du sol jonché de roses. Le pont disparaissait sous les trophées, comme à la venue des princes et des ambassadeurs et j’entendais les mille oriflammes conquises sur les ennemis claquer au vent sous la grande bannière rouge de Saint-Marc. Un officier vint me prendre pour m’amener au milieu des femmes qui composaient le cortège. Devant les chars attelés de chevaux blancs j’aperçus les plus belles courtisanes de Venise : Livia Azzalina, en Cérès, couronnée d’un diadème d’or formé d’épis entrelacés, Gratiosa Vilanella, qui figurait la Paix, montrant son corps superbe à peine dissimulé sous des feuilles d’olivier, les trois Grâces : Marietta Vespa, Lauretta Folega, Géronima, en robes de fleurs, et cette Lugrezia Barcariola, qui ne s’était jamais résignée à se teindre en blond, voulant garder cette incomparable chevelure noire aux reflets bleus sous laquelle ses amants voyaient disparaître son corps, comme sous une chape d’ébène.

Toutes les femmes tournèrent les yeux vers moi, m’examinèrent avec attention, essayant de surprendre quelque défaut, mais je m’aperçus, à la tristesse envieuse de leurs regards, qu’elles n’en découvraient pas. Un peu agacée de cette inspection malveillante, je me mis à causer avec Marietta Vespa toujours joyeuse, malgré les ennuis que lui avait valus sa liaison avec le Patriarche. En attendant le signal du départ, nous nous amusions à voir les grotesques qui devaient égayer le cortège : Polyphème, dont l’œil, énorme et clignotant, soulevait de grands rires,