Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/46

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lueur des torches, aux roulements du tambour et aux chants de réjouissance ; les garçons chatouillaient les filles qui se défendaient mal, et, à l’écart, devant les ostéries, les bouchers qui avaient figuré au défilé parlaient gravement, ou cherchaient des prétextes pour se battre, agitant, à grand’peine, d’un geste de menace, leur espadon.

Soudain une lumière vive se fait à l’extrémité de la place, à l’endroit où s’assemblent le matin les marchandes de poisson ; je vois apparaître au-dessus de la multitude un long corps maigre vêtu d’une robe de dominicain, et j’aperçois une figure imberbe, jaune comme de la cire, avec des os qui semblent percer la peau et, enfouis sous des sourcils touffus, des yeux énormes que des larmes rendent brillants. Cette figure qui, sans les regards illuminés d’une vie fiévreuse, eût paru le crâne d’un mort, s’anima presque aussitôt ; les lèvres s’ouvrirent et j’entendis une voix puissante et souterraine, une voix pareille à un mugissement au fond d’une caverne, s’écrier par trois fois : Pénitence ! mes frères !

Je me serrai de frayeur contre papa, tandis que les danses cessaient comme à l’approche d’un orage. On se porta en foule autour de l’étrange moine, et mon père, qui s’imaginait que c’était un prophète, voulant le considérer de près, joua si bien des coudes qu’il parvint à se mettre presque en face de lui. Pour m’empêcher d’être étouffée par la multitude, il me prit sur ses épaules, et je pus suivre à mon aise le discours du prédicateur. J’ai gardé le souvenir de quelques-unes de ses paroles.

« Vous, qui n’écoutez que la voix de la passion, s’écriait-il, je vous le prédis : vous serez tous frappés, le Seigneur ne vous épargnera point… Cette ville est si bien devenue la demeure du Diable que je me