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DIDEROT.


apologues qui se croisent, se mêlent, s’arrêtent et repartent avec une verve toujours plus franche, ce mépris hautain des conventions sociales, cette compassion sincère pour les pauvres, cette intelligence de l’âme des gueux, cette curiosité insatiable qui s’intéresse à tout.

Aussi bien Diderot lui-même s’en aperçoit-il et, dans une page imitée de Montaigne, cherche à se défendre de ce reproche qu’« un homme de sens, qui a des mœurs et se pique de philosophie, puisse s’amuser à débiter des contes de cette obscénité ». Mais il a beau prononcer qu’il ne se sent pas plus coupable, « et peut-être moins », quand il écrit les sottises de son valet que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère ; il a beau invoquer Catulle et Martial, Juvénal et Pétrone, La Fontaine et tant d’autres, et déclarer que la licence du style d’un auteur est presque un garant de la pureté de ses mœurs : il ne réussit pas à se disculper. Non point qu’il faille proscrire absolument la licence de la littérature, mais parce que la sienne est opaque et pesante, et qu’il développe longuement ce qui veut n’être qu’indiqué ; il manque de grâce et d’élégance, il n’a de malice espiègle ni dans l’esprit ni même dans le style ; méconnaissant les conditions mêmes de cet art spécial, il emploie le lourd pinceau et les épaisses couleurs de Carrache à des toiles qui appellent la touche légère et fine de Fragonard. Il a pris à Sterne son manteau bariolé, mais il ne sait pas le porter ; Sterne sautille, il saute ; Sterne glisse,