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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/42

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REVUE DES DEUX MONDES.

Le pauvre moine qui nous servit de guide, et qui s’appelait le frère Jean-Marie, me parut bien la créature la plus douce et la plus obligeante que j’aie vu de ma vie. Sa charge était de recevoir les voyageurs, de les servir, et de leur faire visiter le couvent. Il commença par nous offrir quelques cuillerées d’une liqueur faite par les moines, et destinée à réchauffer les voyageurs engourdis par le froid ou la pluie ; c’était bien le cas où nous nous trouvions, et jamais l’occasion ne s’était présentée de faire un meilleur usage du saint élixir. En effet, à peine en eûmes-nous bu quelques gouttes, qu’il nous sembla que nous avions avalé du feu, et que nous nous mîmes à courir par la chambre comme des possédés, en demandant de l’eau : si le père Jean-Marie avait eu l’idée de nous approcher en ce moment une lumière de la bouche, je crois que nous aurions craché des flammes comme Cacus.

Pendant ce temps, l’âtre immense s’éclairait, et la table se couvrait de lait, de pain et de beurre ; les chartreux non seulement font toujours maigre, mais encore le font faire à leurs visiteurs.

Au moment où nous achevions ce repas plus que frugal, la cloche du couvent sonna matines. Je demandai au père Jean-Marie s’il m’était permis d’y assister. Il me répondit que le pain et la parole de Dieu appartenaient à tous les chrétiens. J’entrai donc dans le couvent.

Je suis peut-être l’un des hommes sur lesquels la vue des objets extérieurs a le plus d’influence, et parmi ces objets ceux qui m’impressionnent davantage sont, je crois, les monumens religieux. La grande Chartreuse surtout a un caractère sombre qu’on ne retrouve nulle part. Ses habitans forment, de plus, le seul ordre monastique que les révolutions aient laissé vivant en France : c’est tout ce qui reste debout des croyances de nos pères ; c’est la dernière forteresse qu’ait conservée la religion sur la terre de l’incrédulité. Encore, chaque jour, l’indifférence la mine-t-elle au-dedans, comme le temps au-dehors : de quatre cents qu’ils étaient au quinzième siècle, les chartreux, au dix-neuvième, ne sont plus que vingt-sept ; et comme, depuis six ans, ils ne se sont recrutés d’aucuns frères, que les deux novices qui y sont entrés depuis cette époque n’ont pu supporter la rigueur du noviciat, il est probable que l’ordre ira toujours se détruisant, au fur et à mesure que la mort frappera à la