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tonio Perez, dont la jeunesse, le talent et l’amour avaient touché son cœur, elle dominait à la fois Philippe II par son ascendant personnel ; par son mari complaisant et par le secrétaire du monarque, dévoué à ses intérêts et épris de sa beauté. Elle était ainsi l’épouse nominale de Ruy-Gomez, la maîtresse aimée d’Antonio et la favorite intéressée de Philippe. Au milieu de ses desseins tragiques et de ses intrigues gigantesques, ce roi terrible était triplement dupe. D’une part, une femme belle et qu’il aimait ; d’une autre, cet époux courtisan qui fermait les yeux sur l’adultère ; enfin, Antonio Perez, confident de l’amour du roi et amant heureux de la princesse, formaient autour de Philippe II, trois fois trompé, le voile le plus épais et le plus dramatiquement tissu que l’on puisse imaginer.

Philippe II ne se doutait pas qu’on le jouait ; il portait ses soupçons ailleurs. Don Juan d’Autriche, son frère bâtard, l’effrayait beaucoup. Il suivait d’un œil ombrageux l’ambition guerrière de ce jeune homme, qui n’avait voulu subir ni l’obscurité du monastère, ni la vie efféminée de la cour. Chacune des victoires de don Juan ajoutait à son épouvante, qui augmentait sans cesse le nombre des espions autour de don Juan. Ces derniers, dont plusieurs dépêches sont conservées dans les mémoires de Perez, s’adressaient directement au jeune secrétaire d’état, qui se contentait de tromper son maître dans une intrigue amoureuse, et compensait par une fidélité et un zèle à toute épreuve sa trahison domestique ; leurs lettres chiffrées, qu’un ecclésiastique transcrivait en caractères ordinaires, étaient commentées par Antonio et le roi : cet ecclésiastique se nommait Escobar. Il est curieux de voir l’Escobar de Pascal engagé dans toutes ces affaires tortueuses, et chargé par Philippe II de déchiffrer les dépêches de ses espions. Groupez donc ces cinq figures : Escobar, Philippe II, la princesse, Ruy-Gomez, le secrétaire amoureux, vous composerez un tableau sans pareil, auquel il ne manque rien que le peintre.

Tandis que don Juan remportait au loin des victoires, les hommes placés auprès de lui par Philippe II, à titre de conseillers intimes, étaient pour le monarque (on le pense bien) l’objet d’un choix spécial et d’une attention inquiète. La moindre préférence de leur part, apparente ou réelle, en faveur de don Juan, déterminait leur rappel. Ainsi don Juan de Soto fut remplacé par Escovedo, son ennemi. Celui-ci, homme délié, ayant de grands appuis à la cour, avait dénoncé Soto comme trop fidèle au héros de Lépante. Sous cette apparence de dévouement envers Philippe II, Escovedo espérait faire marcher rapidement sa fortune, tromper les ombrages éternels