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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

blessé d’un si grand oubli de la majesté royale. Quelle image que celle d’un prince de son sang sommé de comparaître devant la plus vile populace ! Néanmoins, et en dernier résultat, comme la paresse de Louis devait l’emporter sur son indignation, il intima à son ambassadeur de ne faire désormais aucune proposition au cabinet d’Aranjuez, et déclara qu’il s’en reposait aveuglément sur la sagesse du roi son cousin.

Abandonné à ses propres inspirations, le duc de Choiseul aurait montré moins de patience. Il porta un jugement sévère sur la faiblesse de Charles III et sur l’incapacité du ministre Grimaldi ; le retour possible aux affaires de don Ricardo Wall et du duc d’Albe, ennemis de la France, aigrit encore son humeur. Il était indigné de l’inaction de Charles[1]. Le souvenir de cette émeute s’effaçait rapidement. En effet, depuis le 27 mars 1766 jusqu’au 2 avril 1767, à force d’être impunie, elle fut oubliée, et personne ne songeait plus ni aux causes ni aux suites de ce mouvement, lorsqu’au moment où l’Espagne et l’Europe s’y attendaient le moins, un décret royal parut, qui abolissait l’institut des jésuites dans la Péninsule et les chassait de la monarchie espagnole.

Qu’on se représente l’étonnement de l’Europe à cette nouvelle ; rien n’y avait préparé les esprits : point de menaces, point d’avant-coureur de l’orage ; au contraire, un redoublement de louanges et de respects. La crédule société s’était endormie à ce bruit flatteur : proscrite par la France, elle se vantait de l’amitié du roi catholique, et au moment même où elle s’en targuait avec le plus d’ostentation, le bras qui semblait la soutenir s’éleva pour l’écraser. Comment parer le coup ? comment surtout expliquer une si humiliante réprobation ? Jusqu’alors l’amour-propre des jésuites s’était mis à couvert. En butte aux attaques des ministres philosophes, des parlemens jansénistes, les pères, selon leur constant usage, rendaient la religion solidaire de leurs défaites. Les maximes de leurs persécuteurs sanctifiaient leur chute. Cette fois, quel motif alléguer ? D’Aranda, chef du conseil, Moniño, Roda, Campomanès, ministres inférieurs, sont certainement imprégnés du venin des doctrines modernes ; mais, s’il est facile de reconnaître en eux quelques traits affaiblis des Pombal et des Choiseul, le roi don Carlos ressemble-t-il à un Joseph de Bragance, à un Louis de Bourbon ? est-il, comme ces deux monarques, assoupi par la pa-

  1. D’Ossun à Choiseul (27 mars 1766). — Réponse officielle de Choiseul à d’Ossun (20 mai). — Lettre particulière de Choiseul à d’Ossun.