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resse, énervé par les plaisirs ? Il est actif, vertueux, même chaste ; il n’est point soumis à ses ministres, il examine tout avec l’œil du maître, il concilie dans l’exercice du pouvoir un sens droit et une ame ardente ; sa piété est d’ailleurs aussi vive que sincère. Jamais prince ne fut plus catholique dans toute la rigueur du mot ; des miracles récens, contemporains, n’étonnent point sa raison. Loin de se montrer hostile à la cour de Rome, de dédaigner ses faveurs spirituelles, il les désire, les recherche et les sollicite. La canonisation de quelque moine est toujours mise en première ligne dans les instructions qu’il donne à ses ambassadeurs près le saint-siége. Tous ces faits, bien connus du public, embarrassaient les jésuites et leurs partisans ; ils ne savaient comment s’y prendre pour expliquer la conduite du roi d’Espagne, pour justifier cette flétrissure imprimée à leur société par un prince moral, sincère, et d’une dévotion exaltée. Leurs premières insinuations furent dirigées contre les dominicains, ordre rival auquel appartenait le père Osma, confesseur du roi[1]. Quoiqu’il y eût une grande animosité entre les divers ordres religieux, cette explication n’était pas suffisante ; il en fallait une plus plausible. Le nom de Choiseul se présenta naturellement : seul, le duc avait tout fait ; ses machinations avaient soulevé la populace de Madrid pour amener l’expulsion des jésuites. Ce ministre, d’après la version jésuitique, voulant porter le dernier coup à la piété chancelante de Charles III, s’était déterminé à un faux en seing privé. Une lettre attribuée, dit-on, par Choiseul à Ricci, et où l’écriture de ce général de l’ordre était parfaitement imitée, tendait à faire passer le roi d’Espagne pour un bâtard d’Alberoni et l’infant don Louis[2] pour souverain légitime. Cette accusation est absurde ; il est également impossible que Choiseul eût supposé la lettre et que le général de l’ordre l’eût écrite. Ni l’un ni l’autre n’étaient frappés d’aliénation mentale ; ils savaient qu’une pareille manœuvre n’aurait trouvé que des incrédules. L’ambition fut la seule passion d’Élisabeth Farnèse, mère du roi ; jamais on ne l’accusa de galanterie. Dans l’absence complète d’une démonstration mathématique, l’histoire a recours aux inductions morales. Ici, son jury doit prononcer entre les révérends pères et le roi

  1. Coxe et Muriel, l’Espagne sous les rois de la maison de Bourbon, t. V, p. 31.
  2. L’abbé Georgel, Mémoires, t. Ier, p. 110 et 112. Georgel, ex-jésuite, ennemi passionné de M. de Choiseul, s’autorise des dépêches secrètes d’un ambassadeur qu’il ne prend pas même la peine de nommer.