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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/905

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THÉÂTRES.

été chargé par ses confrères, les membres de l’académie olympique, d’élever un édifice permanent sur le modèle des théâtres anciens, construisit un magnifique édifice qui subsiste encore, mais où, malgré sa profonde érudition et sa ferme volonté de le rendre propre aux représentations du drame antique, il négligea d’introduire plusieurs des parties constitutives d’un théâtre grec. Cependant, en 1585, ce beau monument, encore inachevé, fut inauguré par une des plus mémorables solennités de ce genre qui ait jamais eu lieu. On y joua l’Édipe-roi, fidèlement traduit par un noble vénitien, Orsatto Giustiniano. Pour compléter l’illusion et ajouter au pathétique, le rôle d’Édipe fut rempli au dénouement par le célèbre Louis Giotto, poète lui-même, et qui, à cause de sa cécité, était surnommé le cieco d’Adria. Ce poète avait été amené de sa patrie à Vicence aux frais de l’académie olympique ; il avait été accueilli, logé, fêté pendant son séjour dans cette ville, et fut reconduit avec la même libéralité et les mêmes honneurs à Adria. Cette représentation, dont il nous reste plusieurs relations contemporaines, eut un retentissement immense, et cependant il suffit d’étudier avec un peu d’attention le plan du fameux théâtre de Palladio, pour être bien convaincu que cette représentation si dispendieuse et si vantée ne dut retracer que fort imparfaitement la manière dont l’Édipe-roi avait fait son apparition sur le théâtre d’Athènes. Jugez par là de ce qu’on peut espérer de faire en ce genre dans nos petites salles modernes, construites pour des besoins tout-à-fait étrangers au système du théâtre antique.

Cependant, aiguillonnés par le bruit du succès obtenu à Berlin, deux jeunes gens, MM. Meurice et Vacquerie, viennent, avec toute la confiance aventureuse de leur âge, d’essayer de transporter à l’Odéon l’Antigone de Sophocle, avec les chœurs de M. Mendelssohn et toute la savante mise en scène de Berlin. J’aurais mieux aimé, je l’avoue, qu’ils eussent choisi une autre pièce. Antigone est une des plus belles, des plus simples, mais aussi une des plus intraduisibles compositions du théâtre grec. Le sujet de cette tragédie, qui remuait si profondément la fibre religieuse dans le cœur des Grecs, ne répond presque à aucun sentiment moderne[1]. Antigone est une sainte du martyrologe païen ; sa mort était accueillie par les Grecs avec la même dévotion qu’un mystère de sainte Marguerite ou de saint Jean-Bap-

  1. Je parle du sujet de la tragédie de Sophocle, et non du mythe entier d’Antigone. Personne n’ignore qu’un de nos écrivains et de nos penseurs les plus originaux et les plus éloquens, M. Ballanche, a su tirer de ce mythe un poème célèbre où les symboles de l’antiquité sont admirablement associés aux symboles modernes.