Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/906

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
900
REVUE DES DEUX MONDES.

tiste inspirait à nos aïeux du XIVe siècle. L’Antigone de Sophocle est une légende pieuse, écrite avec toute la poétique perfection d’Esther et de Polyeucte. J’aurais donc conseillé à MM. Meurice et Vacquerie de choisir plutôt une autre pièce, plus en rapport avec nos idées. Il me semble que l’Édipe-roi ou une trilogie, l’Orestée d’Eschyle, par exemple, auraient mieux répondu à leur dessein ; j’aurais préféré surtout une composition originale et libre, qui eût échappé aux périls immenses d’une traduction littérale. Traduire Sophocle, grand Dieu ! Il n’est déjà pas trop facile de le comprendre, surtout dans les chœurs ! Traduire cette poésie pure comme la Vénus de Milo, expressive comme le groupe de la Niobé ! lutter corps à corps avec une diction si poétique, si naïve, si variée de tons ! Savez-vous que c’est quelque chose comme de traduire La Fontaine ? Nos jeunes et intrépides auteurs n’ont assurément pas pensé qu’il leur fût donné d’atteindre à la perfection de leur modèle ; mais ils avaient à cœur de nous faire connaître la mise en scène de Berlin et la musique de Mendelssohn ; ils avaient l’exemple d’un grand succès ; ils ont compté sur la bienveillance du public et de la critique, sur l’intérêt des amis sérieux des lettres, sur la curiosité de tous ; ils ont pensé qu’une pièce de Sophocle toute pure, sans retranchemens, sans additions, exciterait encore, après vingt-trois siècles, l’admiration passionnée qui a salué sa naissance, et ils ne se sont pas trompés. Malgré les inévitables inexactitudes de la mise en scène, malgré les faiblesses plus regrettables qu’offre dans plusieurs scènes la traduction, la pureté religieusement conservée des grandes lignes de l’original, le pathétique du dénouement, le jeu intelligent de tous les acteurs, la grandeur, enfin, et la nouveauté de l’ensemble ont produit une sensation profonde. On a senti, dans la marche si ferme du drame, le souffle calme et puissant du grand maître. On a su gré aux jeunes auteurs de plusieurs passages bien rendus, de quelques vers bien frappés et dignes de leur modèle. Le succès a été brillant ; il mérite d’être durable.

Ainsi donc, jeunes Athéniens du quartier des écoles, éphèbes de la Chaussée-d’Antin, figurez-vous, un moment, que vous avez pris place dans l’hiéron de Bacchus Lénéen, au pied du temple de Minerve ; acceptez, sans controverse, la clarté de ce lustre, en échange de la splendeur matinale du soleil dorant les sommets de l’Hymette. Vous qui connaissez l’antiquité, résignez-vous de bonne grace à d’inévitables mécomptes, et vous qui désirez la connaître, venez assister à un spectacle nouveau, et qui, dans son imperfection même, est encore plein d’intérêt, de poésie et de grandeur.