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du guet et de son exécuteur : il s’aperçut que toutes les rues étaient illuminées sur son passage. Les gens du peuple tenaient des bougies à la main pour éclairer la marche du prince, et s’étaient groupés principalement devant chaque maison de docteur, de cachef, de notaire ou autres personnages éminens qu’indiquait l’ordonnance. Partout le calife entrait et trouvait un grand amas de blé ; aussitôt il ordonnait qu’il fût distribué à la foule et prenait le nom du propriétaire. — Par ma promesse, leur disait-il, votre tête est sauve ; mais apprenez désormais à ne pas faire chez vous d’amas de blé soit pour vivre dans l’abondance au milieu de la misère générale, soit pour le revendre au poids de l’or et tirer à vous en peu de jours toute la fortune publique.

Après avoir visité ainsi quelques maisons, il envoya des officiers dans les autres et se rendit à la mosquée de Raschida pour faire lui-même la prière, car c’était un vendredi ; mais, en entrant, son étonnement fut grand de trouver la tribune occupée et d’être salué de ces paroles : — Que le nom d’Hakem soit glorifié sur la terre comme dans les cieux Louange éternelle au Dieu vivant !

Si enthousiasmé que fût le peuple de ce que venait de faire le calife, cette prière inattendue devait indigner les fidèles croyans : aussi plusieurs montèrent-ils à la chaire pour jeter en bas le blasphémateur ; mais ce dernier se leva et descendit avec majesté, faisant reculer à chaque pas les assaillans et traversant la foule étonnée, qui s’écriait en le voyant de plus près : « C’est un aveugle ! la main de Dieu est sur lui. » Hakem avait reconnu le vieillard de la place Roumelieh, et, comme dans l’état de veille un rapport inattendu unit parfois quelque fait matériel aux circonstances d’un rêve oublié jusque-là, il vit, comme par un coup de foudre, se mêler la double existence de sa vie et de ses extases. Cependant son esprit luttait encore contre cette impression nouvelle, de sorte que, sans s’arrêter plus long-temps dans la mosquée, il remonta à cheval et prit le chemin de son palais.

Il fit mander le vizir Argévan, mais ce dernier ne put être trouvé. Comme l’heure était venue d’aller au Mokattam consulter les astres, le calife se dirigea vers la tour de l’observatoire et monta à l’étage supérieur, dont la coupole, percée à jour, indiquait les douze maisons des astres. Saturne, la planète de Hakem, était pâle et plombé, et Mars, qui a donné son nom à la ville du Caire, flamboyait de cet éclat sanglant qui annonce guerre et danger. Hakem descendit au premier étage de la tour où se trouvait une table cabalistique établie par son grand-père Moëzzeldin. Au milieu d’un cercle autour duquel étaient écrits en chaldéen les noms de tous les pays de la terre, se trouvait la statue de bronze d’un cavalier armé d’une lance qu’il tenait droite ordinairement ; mais, quand un peuple ennemi marchait contre l’Égypte, le cavalier baissait sa lance en arrêt et se tournait vers le pays d’où venait l’attaque. Hakem vit le