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cavalier tourné vers l’Arabie : « Encore cette race des Abassides ! s’écria-t-il, ces fils dégénérés d’Omar, que nous avions écrasés dans leur capitale de Bagdad ! Mais que m’importent ces infidèles maintenant, j’ai en main la foudre ! »

En y songeant davantage, pourtant, il sentait bien qu’il était homme comme par le passé ; l’hallucination n’ajoutait plus à sa certitude d’être un Dieu la confiance d’une force surhumaine.

— Allons, se dit-il, prendre les conseils de l’extase.- Et il alla s’enivrer de nouveau de cette pâte merveilleuse qui peut-être est la même que l’ambroisie, nourriture des immortels.

Le fidèle Yousouf était arrivé déjà, regardant d’un œil rêveur l’eau du Nil, morne et plate, diminuée à un point qui annonçait toujours la sécheresse et la famine. — Frère, lui dit Hakem, est-ce à tes amours que tu rêves ? Dis-moi alors quelle est ta maîtresse, et, sur mon serment, tu l’auras.

— Le sais-je, hélas ! dit Yousouf. Depuis que le souffle du Khamsin rend les nuits étouffantes, je ne rencontre plus sa cange dorée sur le Nil. Lui demander ce qu’elle est, l’oserais-je, même si je la revoyais ? J’arrive à croire parfois que tout cela n’était qu’une illusion de cette herbe perfide, qui attaque ma raison peut-être… si bien que je ne sais plus déjà même distinguer ce qui est rêve de ce qui est réalité.

— Le crois-tu ? dit Hakem avec inquiétude. Puis, après un instant d’hésitation, il dit à son compagnon : — Qu’importe ? Oublions la vie encore aujourd’hui.

Une fois plongé dans l’ivresse du hachich, il arrivait, chose étrange ! que les deux amis entraient dans une certaine communauté d’idées et d’impressions. Yousouf s’imaginait souvent que son compagnon, s’élançant vers les cieux et frappant du pied le sol indigne de sa gloire, lui tendait la main et l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnans et les atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle, mais couronné d’un anneau lumineux, grandissait et se rapprochait, entouré des sept lunes qu’emporte son mouvement rapide, et dès-lors qui pourrait dire ce qui se passait à leur arrivée dans cette divine patrie de leurs songes ? La langue humaine ne peut exprimer que des sensations conformes à notre nature ; seulement, quand les deux amis conversaient dans ce rêve divin, les noms qu’ils se donnaient n’étaient plus des noms de la terre.

Au milieu de cette extase, arrivée au point de donner à leurs corps l’apparence de masses inertes, Hakem se tordit tout à coup en s’écriant : — Eblis ! Eblis ! — Au même instant, des zebecks enfonçaient la porte de l’okel, et, à leur tête, Argévan, le vizir, faisait cerner la salle et ordonnait qu’on s’emparât de tous ces infidèles, violateurs de l’ordonnance du calife, qui défendait l’usage du hachich et des boissons fermentées. -