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fait prouve quel avantage il y aurait à tenir plus de compte des études de collège, considérées comme titre d’admission au service de l’Inde.

Au sortir d’Haileybury, le civilien traverse une nouvelle période d’initiation. Ce n’est plus dans les livres désormais qu’il va étudier l’Inde. Il est au Bengale, il est à Calcutta, au milieu d’une société qui est exclusivement vouée au culte de l’argent. Le jeune civilien n’est pas long-temps sans comprendre l’importance sociale qu’il doit au chiffre de son traitement[1]. Il ne faut pas s’étonner s’il perd bientôt ses dernières illusions. Le milieu où il se voit transporté n’est pas celui qu’il avait a rêvé, et déjà de bien cruels mécomptes ont refroidi son enthousiasme. Cette œuvre de civilisation, ces rapports de bienveillance, cette fusion des deux peuples, c’étaient de folles chimères. La lutte, la lutte âpre et haineuse, voilà ce qui l’attend. Aujourd’hui, comme aux premiers jours de la conquête, les Européens et les indigènes forment à Calcutta deux camps distincts. S’ils s’abordent, c’est que le vaincu veut tromper le vainqueur, ou que celui-ci a besoin de celui-là ; l’un plein de rapacité et de bassesse, l’autre plein de défiance et de colère. Sous le prétexte de se familiariser avec la langue et les habitudes du pays, le civilien restera un an, dix-huit mois peut-être, à Calcutta, et, quand il se rendra enfin à son poste, il sera tout disposé à traiter ses propres administrés avec le mépris que lui inspirent les sarcars et les banians[2] de la grande cité. Il faut plaindre le premier Hindou qui tombera sous la main d’un magistrat de vingt-et-un ans dont l’esprit est ainsi prévenu. On ne saurait trop insister sur les fâcheux résultats de ce stage fait à Calcutta. Bien des abus de l’administration de l’Inde ne s’expliquent pas autrement. Si le civilien, au lieu d’étudier les mœurs hindoues dans les bazars de Calcutta, se préparait à la tâche du collecteur ou du juge dans un district de l’intérieur, l’Inde compterait assurément des fonctionnaires plus dignes et plus humains. Malheureusement il n’en est rien. Dans les campagnes, le civilien aurait appris à aimer, à estimer les Hindous ; à Calcutta, où il les voit souillés et corrompus par le commerce européen, il n’apprend qu’à les mépriser. À partir du moment où le civilien débarque, un pourvoyeur officieux s’empare de lui et le vole effrontément. Sur trois civiliens, il y en a un qui ne reverra jamais l’Angleterre : celui-là est condamné à un exil perpétuel, pour amortir

  1. A partir du jour où il entre en fonctions, les appointemens d’un civilien sont de 18 à 20,000 francs par an. Au bout de quelques années, ce chiffre s’élève jusqu’à 80 et 100,000 francs. Les plus habiles ou les plus heureux reçoivent jusqu’à 200 et 300,000 fr. C’est le chiffre du revenu qui règle la préséance dans la société anglo-hindoue, et le gouvernement a même publié en 1841, sous le titre de Table of precedence in India, une sorte de mandement qui pose les bases de cette singulière hiérarchie. Ce document est aussi un code de civilité puérile et honnête, et il rappelle les célèbres avis au public de Catherine II : « On ôtera son chapeau. »
  2. Agens d’affaires, bailleurs de fonds, c’est-à-dire usuriers.