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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/763

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aux efforts constans de la réflexion, ce n’est pas seulement accoutumer la pensée à un régime qui l’énerve, ce n’est pas seulement dégrader l’art à plaisir ; la question est plus grave : il s’agit de ne pas ouvrir une tribune nouvelle aux vices de l’intelligence dans une société où fermentent tant de doctrines coupables, où s’agitent et se répandent insensiblement tant de causes de dissolution et de mort. Remercions donc M. Charles Gutzkow d’avoir tout à la fois inauguré et enseveli le roman-feuilleton dans ses Chevaliers de l’Esprit[1].

Tandis que les écoles épuisées quittent la scène, tandis que l’opinion, attentive aux avertissemens de ces dernières années, devient plus sérieuse chaque jour et renonce aux puérils engouemens d’autrefois, ce serait le moment pour les vrais artistes de paraître et de faire leurs preuves. L’heure est propice ; les bruits assourdissans des coteries surannées ont été emportés par l’orage ; la faveur publique accueillerait avec empressement un talent sympathique et pur qui charmerait les ames et ferait servir à l’enseignement du bien l’éclat ou la grace de l’inspiration. Cette œuvre si touchante qu’on a lue ici, Une Histoire hollandaise, nous a douloureusement appris quel suave talent, quel cœur et quelle imagination d’élite les lettres françaises ont perdus, au moment où cette imagination pouvait exercer une si douce, une si salutaire influence. Le succès de ce charmant récit doit être un encouragement pour tous les écrivains qui conçoivent une haute idée de leur art, pour les talens encore cachés, pour tous ceux qui auraient cédé naguère aux vices à a mode dans le monde littéraire, et que nous voudrions gagner à la pratique sérieuse du beau ; il peut en outre nous fournir des conseils et des indications à l’adresse de plus d’un nouveau venu. Ces conseils, il y a un écrivain en Allemagne qui me paraît digne de les entendre et capable de les suivre : c’est une femme aussi, comme l’auteur de Résignation, du Médecin du village et d’Une Histoire hollandaise. Les romans qu’elle vient de publier, et qui ont excité assez vivement l’attention, ont révélé un talent rare, talent inexpérimenté sans doute, incomplet encore sur bien des points, mais qui possède des qualités précieuses, et peut, en se dégageant, obtenir une place digne d’envie. C’est Mme Caroline de Goehren, c’est l’écrivain dont je parle, a déjà composé un nombre de livres suffisant pour qu’il soit possible de juger sa vocation poétique et de lui adresser utilement des encouragemens ou des reproches. La Fille adoptive et Robert ont paru immédiatement avant la révolution de 1848 ; Ottomar[2] a été publié il y a quelques mois. Mme de Goebren est un pseudonyme ; sous ce nom d’emprunt se cache discrètement la femme d’un officier au service du roi de Saxe, Mme de Zoellner, qui occupe une place distinguée dans la société de Dresde. Ces détails ne sont pas inutiles. On sait combien Dresde est un centre brillant, une résidence aristocratique et toujours en fête. Peut-être Mme de Goehren a-t-elle trop accordé aux influences de la ville qu’elle habite, peut-être le désir de peindre de trop près ce monde de plaisirs, d’y faire maintes allusions cachées, de lui dérober la clé de bien des mystères, peut-être, dis-je, cette tentation piquante a-t-elle détourné l’auteur de la tâche qu’elle devait poursuivre. Il y a chez Mme de Goehren des inspirations très délicates, et, à côté de cela, certaines

  1. Die Ritter vom Geiste, von Carl Gutzkow, tome Ier, Leizpig, 1850.
  2. Ottomar, Roman aus der Jetztzeit, von Caroline von Goehren ; Dresde, 1850.