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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/764

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prétentions de high life, qui forment dans ses meilleurs récits des dissonances fâcheuses. Ce sont les maximes coupables, ce sont les préjugés et les désordres des sociétés oisives que flétrit Mme de Goehren ; un sentiment moral toujours noble et sincère, anime ses drames, et cependant, comme un écrivain mal sûr de lui-même, comme une imagination irrésolue ou capricieuse elle se laisse maintes fois entraîner à ces frivolités mondaines qui contrastent si étrangement avec la gravité naturelle de sa pensée. Mme de Goehren possède un talent assez vrai pour ne pas oublier le but de son art lequel ne vit pas d’allusions ou d’anecdotes, mais de peintures franches, de peintures générales, et, au lieu de s’enfermer dans le domaine stérile des coteries, s’empare de l’ame tout entière avec ses passions ardentes et ses sublimes devoirs. La Fille adoptive, publiée en 1846, attestait chez l’auteur le goût des problèmes élevés ; il y était traité de l’éducation des femmes, particulièrement de cette éducation superficielle ou mauvaise qui les laisse sans force devant le malheur, ou les mène à l’abîme par les chemins de la vanité. Tel est le fond du récit ; malheureusement, l’inexpérience de l’écrivain ne lui avait pas permis de donner à sa pensée un développement complet, une forme transparente et précise. Les trois femmes qui représentent les résultats de l’éducation sérieuse, puis de l’éducation futile ou décidément perverse, Julie, Paula et Antonie, ne sont pas des figures assez nettement dessinées ; on reconnaissait déjà dans ce livre des dispositions heureuses, on n’y trouvait pas encore l’artiste Je préfère m’en tenir aux deux romans qui indiquent d’une façon plus claire la physionomie morale et poétique de Mme de Goehren, Robert et Ottomar.

L’inspiration presque constante de l’auteur, la meilleure du moins, celle qui devrait dominer et régler toutes les autres, c’est une sympathie, une pitié ardente pour les malheurs cachés dont la légèreté mondaine est la cause, pour ces luttes qui s’accomplissent dans l’ombre, pour ces souffrances qui brisent tant d’ames d’élite, et qui, le plus souvent, n’ont pas de vengeur. La pitié de Mme de Goehren pour les filles de sa fantaisie s’anime presque toujours d’un impétueux désir de vengeance. L’auteur de Résignation et d’Une Histoire hollandaise excelle à prindre la sainteté du sacrifice, la transfiguration céleste de l’ame par la vertu de la douleur : Mme de Goehren, bien éloignée sans doute de ce modèle pour la pureté et la distinction de l’art, mais qui s’en rapproche çà et là par une certaine délicatesse d’inspiration, s’attache surtout ; après avoir peint la résignation de la victime, à célébrer avec une sorte de joie le châtiment du coupable. Le comte Robert de Wallrode n’est pas un libertin blasé, c’est une ame frivole et sans foi ; c’est un de ces hommes qu’on dirait incapables de prendre au sérieux les devoirs de la vie, et qui, sans méchanceté, sans dessein pervers, gracieux et insoucians dans le mal, ne laissent partout sur leurs pas que des traces funèbres. Robert a épousé sa cousine, la comtesse Adèle, une jeune fille aimante et dévouée ; le dévouement suffit-il pour enchaîner l’affection banale de Robert ? Non, certes ; la jeune femme, d’ailleurs, est tristement armée pour cette lutte qui va s’ouvrir ; elle a tous les dons, hormis celui de la beauté ; et l’amour qui remplit son cœur ne resplendit pas sur son ingrate figure. Sachant bien tout ce qui lui manque, elle avait, dans sa noble fierté, repoussé tous les prétendans ; ce n’était pas elle, c’était son immense fortune qu’on recherchait. Son amour pour Robert l’a aveuglée, elle a mis de côté ses défiances,