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Nous trouvâmes dans cette île un beau plateau bien ventilé auquel on arrivait par un chemin de mulet assez facile, et que le pacha promettait de faire immédiatement réparer. Vély-Pacha, ancien ambassadeur à Paris, mit à notre disposition 100 tentes d’officiers pour la création d’un hôpital qui heureusement ne fut pas nécessaire.

Le chiffre des malades décroissait rapidement en Crimée et à Constantinople; les hôpitaux se vidaient et se fermaient. Ma mission était terminée. Je quittai l’Orient avec la conscience d’avoir contribué, dans la mesure de mes forces, au soulagement de tant de maux, et, je puis dire, après avoir assisté au spectacle le plus douloureux qui se soit vu depuis longtemps. Aux instrumens de destruction que le génie de l’homme a rendus si meurtriers, et qui jamais n’avaient été accumulés en plus grand nombre dans un aussi étroit espace, s’étaient ajoutés le choléra, le scorbut, les dyssenteries et le typhus. La constante et vive sollicitude du gouvernement, les efforts persévérans de l’administration militaire, le dévouement du corps de santé, avaient fini, il est vrai, par triompher des épidémies, mais au prix de quels sacrifices! Si nous consultons la statistique médicale des établissemens hospitaliers, qui doit seule nous occuper ici, le chiffre des morts relevés dans les hôpitaux a été en Orient, pour toute la campagne, de 63,000 environ, dont 31,000 en Crimée, 32,000 à Constantinople.

Les armées ont besoin d’excitations morales qui les préservent de la nostalgie et de la prostration. La religion exaltait les troupes de Godefroi de Bouillon; l’esprit chevaleresque animait les officiers français à Fontenoy; la certitude de vaincre, entretenue par la rapide succession des victoires, entraînait les armées de l’empire. — C’est aussi un mobile moral qui soutint nos troupes pendant cette rude guerre de Crimée : ce fut le sentiment du devoir qui anima nos soldats sans faiblir un seul jour dans cette lutte, également glorieuse contre l’ennemi et contre les privations ou les souffrances de toute sorte. Aussi peut-on caractériser d’un mot les hommes dont il m’a été donné de voir et de partager les dernières épreuves. D’autres armées ont pu montrer autant d’héroïque ardeur, autant d’impétueuse bravoure que l’armée d’Orient : aucune n’a porté plus loin le stoïcisme, le courage et le mépris de la mort.


BAUDENS.