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avait été tué à Trocadero : voilà l’unique rapport que le preux Tancrède avait eu jamais avec la carrière des armes. Il est un fait cependant que je ne dois pas passer sous silence : quand Mme la duchesse de Berri vint voir s’il y avait encore en France des bras au service de sa cause, le comte de Plangenest écrivit à un ami une lettre dont il autorisait la publication. Pendant quelques jours, il y eut à Paris un certain nombre de maisons où l’on se dit le soir : « Avez-vous lu la belle lettre de Tancrède? C’est ferme, c’est digne, c’est honnête. En vérité Tancrède a pris une noble attitude; puissent ses sages conseils être écoutés! » Tancrède faillit avoir à défendre devant la police correctionnelle sa courageuse manifestation; mais la lutte judiciaire elle-même lui fut épargnée, et sa fameuse épître resta le monument unique de ses combats pour la légitimité.

Folbrook et Plangenest, voilà les deux hommes qui avaient exercé sur Mme de Béclin les plus sérieuses et les plus durables dominations. Entre leurs deux règnes s’était glissée la souveraineté éphémère de Clémencin, comme une chansonnette entre deux romances. Toutefois aucune inimitié réelle n’avait séparé et surtout ne séparait plus ces trois possesseurs différens d’un même royaume. Loin de là, rapprochés en même temps par la bonne et la mauvaise fortune, ils avaient fini par former une sorte de triumvirat destiné à exercer d’une manière permanente une haute direction sur le cœur d’Isaure. Ce conseil des trois s’attribuait la surveillance et au besoin la répression sévère de toutes les fantaisies, de tous les entraînemens dont une âme féminine n’est jamais exempte, surtout à Paris, où il n’est point de femme qui ne s’obstine jusqu’à ses derniers jours à vouloir rester colombier pour toute la bande des caprices, des illusions et des amours. Il faudrait ne rien savoir des choses de la vie, ne rien comprendre aux instincts qui diviseront éternellement les hommes, pour ne pas se rendre compte de la profonde malveillance dont les triumvirs devaient être animés contre Polesvoï. Il fut décidé que Mme de Béclin renoncerait au plus tôt à son faible pour ce dangereux étranger, qui, si l’on n’y prenait garde, apporterait dans sa maison le plus redoutable de tous les fléaux.

Vous le connaissez, ce mal : Anne en était atteinte déjà quand s’éveillèrent les soupçons de ses amis et les inquiétudes de sa mère. Prométhée, dès les débuts de sa passion, servit puissamment ceux qui l’attaquaient; ses allures firent plus que toutes les remontrances du triumvirat pour changer en hostilités contre lui la vive, mais frêle bienveillance dont l’avait gratifié Isaure. Imaginez-vous qu’il eut la folie de vouloir vivre entièrement pour son amour. Habitué, avec cette superbe des poètes, à reléguer dans le néant tout ce qui était obstacle au développement de sa pensée, aux expansions de