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de ses sujets, possédait encore tout l’attirail usité pour la préparation des victimes : fours dressés sur la place avec un assortiment de vases de diverses grandeurs. Ces instrumens ne devaient plus servir qu’à cuire des porcs. Quand les cadavres, mbokolas, étaient apportés à la ville, on faisait une marque, suivant l’usage adopté à Naitasiri, et l’on jetait pour chaque victime une pierre dans un lieu attenant au mburé. M. Seeman en compta quatre cents, encore lui dit-on qu’un débordement de la rivière en avait récemment enlevé une partie. L’usage avait été de saler des provisions de chair que l’on assaisonnait avec diverses variétés d’herbes et de légumes. Il est remarquable que, tandis que toute autre nourriture se prenait avec les doigts, la chair humaine ne se mangeait qu’avec des fourchettes d’un bois très dur, auxquelles on donne des noms quelquefois obscènes, et qui passent dans les familles de génération en génération. Les propriétaires de ces fourchettes les gardent avec soin, et deux indigènes, qui cependant avaient cessé d’être anthropophages, ne se dessaisirent que difficilement des leurs pour la collection ethnologique du voyageur. C’était aussi un usage à Namusi de suspendre aux arbres les os rongés, et le vent entrechoquait ces lugubres trophées.

Par bonheur, tout cela disparaît en ce moment. Sans doute il serait encore prématuré d’affirmer que le goût et l’usage de la chair humaine soient partout également supprimés ; mais l’appareil public qui accompagnait les préparations et la distribution de cette horrible nourriture n’existe plus, et la consommation en devient difficile, au moins dans les parties de l’archipel qui ont subi l’influence des missionnaires. Les habitans d’ailleurs lui attribuent généralement les affreuses maladies de peau dont beaucoup d’entre eux sont frappés. Les partisans de l’adoucissement des mœurs demandent en outre que l’on épargne les femmes dans les guerres et les querelles, prétendant qu’il est aussi lâche d’égorger une femme qu’un enfant. À cela les défenseurs des anciennes habitudes répondent que ce sont les femmes le plus souvent qui excitent les querelles, qu’il est juste qu’elles en soient punies, que de plus une vengeance n’est complète que lorsqu’on a tué à un ennemi sa femme, et que toute crainte et tout respect disparaîtront dans le bas peuple quand on cessera de le manger.

Voilà où en est en ce moment aux Viti la question de la chair humaine. On voit qu’une révolution profonde s’opère dans les mœurs de ce peuple si affreusement sauvage. Ces changemens ont lieu sous des influences étrangères ; ils sont dus surtout au zèle et au dévouement des missionnaires. Cependant il est à remarquer que les populations vitiennes ne les acceptent pas avec une passivité indifférente ;