Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

décourager ni par la raillerie, ni par des invectives amères et cruelles. Il avait une foi profonde dans la vérité qu’il proclamait ; pour le reste, il se fiait au temps, à la justice, et, — pourquoi ne le dirions-nous pas ? — à cette parole inspirée dont il savait la puissance si irrésistible sur son peuple.

En effet, il est difficile pour un étranger de concevoir l’action immense, souveraine, qu’exerce la poésie sur cette malheureuse nation, et cela tient à ce qu’on a en général une idée très incomplète de la situation faite à ce pays par la domination étrangère, surtout dans la Pologne russe et sous l’empire de Nicolas. Nous ne parlons pas des persécutions sporadiques amenées par la découverte des conspirations aussi peu dangereuses que cruellement punies. Nous parlons de l’état ordinaire et de la vie de chaque jour. La foi tracassée et soupçonnée comme symptôme de mauvaises dispositions ; point d’universités ni d’établissemens scientifiques, les écoles livrées entièrement à la langue étrangère et régies par des officiers ou sous-officiers venus du fond de la Russie ; une censure aussi ombrageuse que craintive, surveillant toute pensée, toute parole ; l’administration, la justice gérées par des étrangers parlant un idiome généralement incompris et plus généralement encore détesté ; les mœurs, les coutumes du pays violemment déracinées ; tout souvenir du passé détruit ou sévèrement puni ; la police toujours aux aguets, la menace et le châtiment sans cesse suspendus sur les têtes ; en un mot, le repos nulle part et la mort partout ! Dans un tel état, la vie morale, qui, quoi qu’on puisse dire, n’est autre que la vie nationale, ne trouve de refuge que dans la religion et dans la poésie.

Ce n’est pas le moment d’apprécier le rôle que joue la religion au milieu de cette nation ; quant à la poésie, on peut dire, sans crainte d’exagérer, qu’elle y partage avec le catholicisme la direction des âmes, si parfois même elle n’empiète pas sur lui. Les œuvres d’imagination ne constituent pas en Pologne, comme dans l’Occident, le charme de l’esprit ; on ne les lit pas dans des salons et on ne les discute pas en toute liberté de parole. Importé du dehors par le Juif et acheté au poids de l’or dans le sens rigoureux du mot, tel poème est dévoré dans le mystère, dans la nuit, au milieu d’amis éprouvés de longue date et qui ont juré le secret ; les portes sont verrouillées, les volets clos, un fidèle est aposté dans la rue pour donner au besoin l’alarme. Après des lectures ainsi plusieurs fois répétées, haletantes, fiévreuses, les pages sont livrées aux flammes ; mais les vers se sont incrustés dans les mémoires, et rien ne les fera plus oublier. C’est ainsi que la pauvre jeunesse entend le langage brûlant de ses poètes, le seul qui lui parle de patrie, de