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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/15

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liberté, d’espoir, d’avenir, de vertu et de combat. Ce n’est même que par le sieur Thadée ou par les Aïeux de Mickiewiçz que la plupart apprennent l’histoire de leur temps. Un écrivain polonais a fait la remarque, profonde de vérité, que l’histoire ne saurait peut-être montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation exclusivement poétique : la Grèce dans les temps anciens et la Pologne au XIXe siècle. Une telle éducation est-elle en tout irréprochable ? est-elle à l’abri de dangers très graves pour l’homme et le citoyen ? Nous sommes loin de le prétendre ; mais ce qui est hors de doute, c’est qu’elle y est la seule réelle, hélas ! la seule possible, et elle explique la souveraineté que le génie poétique exerce dans ce pays.

Cette souveraineté a pourtant ses soucis comme toute autre ; elle a même ses angoisses et ses remords, et Mickiewiçz a admirablement symbolisé la grandeur et les misères de la mission du poète en Pologne dans la fameuse scène du banquet de Wallenrod. On se rappelle peut-être le sujet de ce. conte célèbre. Wallenrod a été arraché enfant à sa patrie et élevé au milieu des ennemis de sa nation, il est parvenu à la plus haute des positions et aurait peut-être oublié ses origines ; mais il avait auprès de lui un vieillard aveugle, un pauvre waïdelote, pour lui rappeler toujours sa naissance et ranimer sa haine. Ce vieillard arrive maintenant au milieu même d’un banquet, et là, en présence des vainqueurs et dans une langue par eux incomprise, il fait résonner encore une fois aux oreilles de son élève les souvenirs d’enfance, les sermens jurés, le devoir à accomplir. Voilà bien le rôle glorieux du poète polonais dans les générations récentes ; mais ce qu’un tel rôle a parfois de cruel et de terrible est aussi indiqué dans la suite de cette scène pathétique, lorsque Wallenrod, subjugué, fasciné par les paroles du chanteur, lui renouvelle sa promesse et le rend en même temps responsable des calamités qui viendront. — Tu veux donc la lutte ? lui dit-il ; tu pousses aux combats ? Soit ; que le sang qui va couler retombe sur ta tête !


« Oh ! je vous connais, vous autres ! lui crie-il. — Tout chant du waïdelote est un présage de malheur, comme la nuit le hurlement des chiens ! La mort, la dévastation, voilà ce que vous aimez à chanter ; à nous, vous laissez la gloire et le supplice. Dès le berceau, votre chant perfide enroule le sein de l’enfant de ses anneaux de serpent et lui verse dans l’âme le plus cruel des poisons : le désir stupide de la gloire et l’amour de la patrie. C’est ce chant qui poursuit toujours le jeune homme comme le spectre d’un ennemi trépassé ; il apparaît souvent au milieu du festin pour mêler le sang aux coupes de la joie ! Je les ai écoutés, ces chants, je les ai trop écoutés ! Le sort en est jeté. Va, tu l’emportes ! Ce sera la mort du disciple et le triomphe du poète ! »