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révolutions, mais qui en sont quelquefois le prologue si on n’y prend garde, où peuple et gouvernement se trouvent face à face, l’un secouant son immobilité, l’autre surpris, sentant fléchir l’orgueil d’un système épuisé, et ne sachant plus ce qu’il doit faire, — résister ou céder. C’est là le spectacle qu’offre réellement la Russie sous le voile qui la couvre encore aux yeux de l’Europe.

Je ne me hasarderais pas légèrement à parler d’un état si étrange, si complexe, si naturellement fait pour attirer tous ceux qui pensent, tous ceux qui ont à calculer le rôle de cette force du Nord dans les combinaisons de la politique ; mais les Russes ne craignent plus de déchirer le voile : ils parlent en Russie comme au dehors, autour de l’empereur Alexandre II comme dans les provinces les plus reculées de l’empire, et de ce mouvement, qui, pour être lointain et énigmatique encore, n’est pas moins réel, que suivent d’un regard attentif les esprits les plus clairvoyans placés au cœur même de cette situation, — de ce mouvement, dis-je, se dégage une impression aussi extraordinaire qu’imprévue : c’est que la Russie d’aujourd’hui n’est point vraiment sans quelque ressemblance avec la France telle qu’elle apparaissait à la veille de 1789, sous le règne de Louis XVI, dans ce moment unique sur lequel un esprit honnête et sincère a écrit un livre destiné à montrer par quels moyens on aurait pu encore empêcher une révolution.

Que voit-on en effet dans la Russie d’aujourd’hui comme dans la France d’autrefois ? Une monarchie absolue discréditée dans son principe et dans son mécanisme, désormais impuissant aux yeux de toutes les classes de la nation ; des prodigalités fastueuses se combinant avec une réelle détresse financière et avec l’ébranlement du crédit ; un gouvernement indécis, pressé d’un côté par l’opinion, convaincu de la nécessité de certaines réformes, et d’un autre côté s’arrêtant tout à coup, retirant ses concessions ; un souverain voulant le bien, mais hésitant sur les moyens de l’accomplir et lié par des traditions d’autocratie qu’il ne peut ni abdiquer ni continuer ; à la cour, des intrigues des partisans de l’ancien régime paralysant toute velléité libérale et parvenant souvent à éloigner les hommes animés des meilleures intentions ; une noblesse à demi ruinée, dont une partie, la jeunesse surtout, cherche à s’ouvrir une carrière par les idées nouvelles, comme en France les La Fayette et les Noailles avant 1789, tandis que l’autre s’attache obstinément aux vieux abus ; un tiers-état, si l’on peut se servir de ce mot en Russie, animé d’une haine profonde contre l’aristocratie et les privilèges ; une sourde opposition de la société tout entière se manifestant sous toutes les formes, par l’esprit de fronde, même par des chansons contre le pouvoir et ceux qui l’exercent ; une littérature pleine de sève, d’ardeur