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et d’allusions, organe et appui de cette opposition ; des écrits politiques se multipliant à l’étranger, comme autrefois pour la France les brochures de Suisse, de Hollande et d’Angleterre ; un esprit de scepticisme assez général dans les choses de religion ; des fermiers-généraux même adoptant les idées libérales et protégeant les hommes de lettres ; des classes populaires enfin appelées à l’affranchissement et demandant déjà beaucoup plus qu’on ne leur donne ; une certaine incohérence partout, une direction nulle part. Ce sont là quelques-uns des traits d’une situation singulière éclatant presque sans préparation après le régime d’immobilité silencieuse imposé par l’empereur Nicolas, et rapidement développée en quelques années, au point que quiconque aurait vu la Russie sous le dernier règne aurait de la peine à la reconnaître aujourd’hui. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est le rôle en quelque sorte civilisateur et libéral de la guerre dans ces évolutions contemporaines des peuples. La guerre d’Italie a créé pour l’Autriche l’heureuse et pressante nécessité de chercher dans une transformation constitutionnelle le remède ou la compensation d’une défaite. C’est la guerre d’Orient, coïncidant avec un changement de règne, qui a été pour la Russie le point de départ de ce mouvement inattendu qu’on voit aujourd’hui, qui a fait surgir comme une nation nouvelle à travers la désorganisation d’un système de politique atteint tout à la fois dans ses ressorts intérieurs et dans le vol de son ambition, frappé au même instant dans son expression la plus hautaine, la plus dominatrice, — le tsar Nicolas.

De quelque façon qu’on juge ce mouvement qui depuis plusieurs années agite sourdement la Russie, c’est au fond une ère nouvelle qui s’est ouverte, qui a déjà ses caractères, ses luttes, ses péripéties intimes. La mort de l’empereur Nicolas en était le prélude le 2 mars 1855 ; la paix de Paris, le 30 mars 1856, en marquait l’heure décisive. À dater de ce jour, un changement curieux s’est révélé en Russie ; le mouvement a commencé. On ne saurait, à vrai dire, comprendre ce changement, si on ne se souvenait de ce qu’était la Russie la veille encore du jour où les circonstances venaient placer le gouvernement du tsar et la nation russe dans des conditions si nouvelles. Mis en présence d’une tentative prématurée de libéralisme le jour même de son avènement au trône, le 26 décembre 1825, et sans cesse obsédé depuis par cet importun souvenir, l’empereur Nicolas avait passé trente ans à poursuivre tout désir de réforme, toute dissidence d’opinion comme une sédition, concentrant dans ses mains tous les ressorts d’une autocratie formidable. C’était sur le trône, après Pierre le Grand, la personnification la plus éclatante, la plus outrée, peut-on dire, du tsarisme, cette combinaison étrange d’une idée asiatique et de la bureaucratie allemande.