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cela ici avec nous, comme un portrait de famille. Ce sera ma dernière statue : aussi je la soignerai.

— Comment ! lui dis-je, votre dernière statue ?

— Oui, reprit-il avec tristesse, la dernière. Je ne suis plus libre, j’ai charge d’âme : ne suis-je pas père de famille, et ne dois-je pas à l’enfant que voilà le pain et le reste ? C’est un beau métier que de faire des statues, mais ça ne donne pas de quoi manger. Le gouvernement a ses idées ; il se soucie de l’art autant que d’une vieille constitution, et il croirait volontiers qu’il y a des carrières de marbre où l’on trouve des statues toutes faites. Pour obtenir une commande, il faut aller voir le ministre, le secrétaire du ministre, le chef de division, le chef de bureau ; je n’ai pas le temps. C’est ma faute ; j’ai perdu vingt ans en Espagne, je n’ai plus de relations ; les avenues sont obstruées, et je n’ai pas les coudes assez solides pour frayer ma route. Il n’y a pas à penser aux particuliers, ils ne sont pas assez riches pour acheter des statues. Il y a bien les loteries encore, je le sais ; mais j’avoue que je n’ai jamais compris que l’on tirât des œuvres d’art au sort, comme à la foire on tire des macarons au tourniquet. Quand j’étais seul, j’étais libre de faire ce que je voulais, aujourd’hui ce n’est plus cela : il faut que j’élève cet enfant, qui est devenu mon fils, que je lui fasse donner une bonne instruction et que je lui laisse un petit héritage, car je ne veux pas qu’il s’épuise comme moi à marcher par les chemins de la misère. J’ai donc besoin d’argent, et je dois en gagner. Je vais retourner chez mes bronziers du faubourg du Temple ; il se trouvera toujours des bourgeois enrichis qui voudront des lustres Louis XIV, des pendules Louis XV et des garnitures de cheminées Louis XVI ; c’est mon affaire. J’ai de l’activité, de la rapidité dans la main ; je vais me remettre à ce métier, que je faisais dans ma jeunesse pour satisfaire à mes plaisirs, et qui aujourd’hui doit fournir à l’éducation et à l’avenir de cet enfant-là.

— Mais l’art ? lui dis-je.

— Ah ! l’art ! reprit-il avec un soupir profond qui contenait tous les efforts et toutes les douleurs du renoncement, l’art, c’est fini, je n’y toucherai plus. Si j’étais un faiseur de mots, ajouta-t- il avec un triste sourire, je vous dirais : Je ne ferai plus d’art, mais je ferai un homme !

Et saisissant l’enfant, qui jouait près de lui, il l’assit tout entier dans sa large main et lui dit d’une voix émue :

— Car tu seras un homme, mon gars, je t’en réponds, ou tu auras affaire à moi !


MAXIME DU CAMP.