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pour sa jeunesse et son amour le comte Raoul d’Ormaison. Mais Armande, qui ne s’était mariée que par orgueil et qui n’avait pu, faute de fortune, épouser Raoul, qu’elle aimait avant Jeanne, profite de l’amitié qui la lie à cette dernière pour lui prendre le cœur de son mari, qu’elle regarde comme un bien qui lui a été volé. Jeanne découvre enfin la trahison de son amie, et alors une lutte s’engage entre les deux femmes. L’épouse outragée, se défiant de ses forces et se croyant vaincue d’avance, conçoit la pensée d’avoir recours au crime pour arracher à sa rivale l’amour qu’elle ne peut plus posséder. Le crime ne reçoit pas son accomplissement et se borne à une tentative d’empoisonnement avec préméditation non suivie d’effet, grâce à l’intervention du docteur Brunel, qui arrive, comme le Deus ex machina de l’épopée classique, pour empêcher le drame de finir d’une manière lugubre. Certes le sujet est beau, mais M. Rolland est loin d’en avoir tiré tout le parti qu’il pouvait en tirer. Il a fait l’esquisse d’un drame plutôt qu’un drame véritable. Ni les caractères, ni les passions des personnages ne sont développés comme ils devraient l’être ; les situations sont à peine indiquées, et la lutte des deux femmes, qui devrait remplir toute la pièce, passe à peine un instant sous les yeux des spectateurs. Le germe du drame est excellent, mais le développement en est avorté. Il a renfermé son drame en quatre actes très courts ; il pouvait hardiment l’étendre en cinq actes très longs, car la donnée est de celles qui supportent et même qui exigent les développemens abondans. Le dénoûment me semble manqué. Il est consolant pour la morale, je le veux bien, il a surtout le mérite de renvoyer le spectateur le cœur rassuré ; mais il n’est pas dramatique. Jeanne devait mourir, et sa mort devait être le châtiment de son égarement criminel, en même temps que le châtiment de l’adultère de son mari. Un tel dénoûment était plus dramatique que celui de M. Amédée Rolland, et donnait beaucoup mieux encore satisfaction à la morale.

Le grand succès de la saison, c’est la comédie de M. Victorien Sardou, représentée au Vaudeville : Nos Intimes. On dit que ce succès a étonné les acteurs, qui croyaient au contraire à une chute ; il a dû quelque peu étonner l’auteur lui-même, qui, mieux que personne, connaissait sans doute les côtés faibles et périlleux de sa pièce. C’est un succès d’autant plus flatteur pour l’amour-propre de M. Sardou qu’il a côtoyé les abîmes d’une chute sans que personne s’en soit aperçu. Un mot malheureux, un geste imprudent, une négligence d’un instant, et le spectateur découvrait les précipices sur les bords desquels l’auteur promenait sa pièce avec l’aplomb clairvoyant d’un somnambule. La pièce a réussi, grâce à une prestesse et à une dextérité qui tiennent vraiment de l’art du prestidigitateur ;