Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle a réussi non-seulement par ses qualités et ses mérites, mais par ses défauts et par toutes les périlleuses audaces qui pouvaient la faire tomber. Cela est singulier, mais cela est ainsi ; voici une comédie qui doit son honnête apparence précisément à ce qu’elle contient de répréhensible, et qui démontre la supériorité du devoir sur la passion par une des scènes les plus téméraires et les plus équivoques que l’on ait jamais mises au théâtre. Elle trouve son succès dans ce qui devait être sa perte. Je n’ai pas partagé l’engouement général que cette comédie avait inspiré dans les premiers jours de son apparition, et, tout en reconnaissant qu’elle était supérieure aux précédentes productions de l’auteur, je ne pouvais admettre qu’elle fût séparée d’elles par une aussi grande distance qu’on voulait bien le dire. Je ne me sentais pas disposé, en sortant du Vaudeville, à prononcer le nom de Molière et à donner rang à M. Sardou parmi les dieux ; mais j’aurais prononcé volontiers le nom de Scribe, et j’étais prêt à reconnaître que la pièce nouvelle était la preuve la plus convaincante qu’il eût donnée de son talent dramatique.

Quiconque a osé le troisième acte des Intimes sans danger peut se permettre beaucoup d’audaces ; sa dextérité le met à l’abri des revers. Je crois M. Sardou assuré contre les grands accidens de la carrière littéraire et dramatique. Il aura souvent des succès, quelquefois des demi-succès ; il connaîtra rarement ou même il ne connaîtra jamais les chutes, et cela non parce qu’il produira toujours de bonnes œuvres ou des œuvres supportables, mais parce que la nature de son talent s’y oppose. Il n’a l’esprit ni assez lourd ni assez fort pour se tromper complètement et pour ne pouvoir se relever dans le cas où il éprouverait un échec ; c’est une de ces intelligences si légères que, lorsqu’elles font une chute, elles ne se blessent pas, et en sont quittes pour une foulure. Vous avez connu déjà cette forme d’esprit ; elle portait un nom il n’y a pas encore un an, elle s’appelait Scribe. Vous vous rappelez avec quelle dextérité l’habile dramaturge a promené pendant quarante ans son spectateur à travers les méandres de ses inventions dramatiques, mariant l’esprit romanesque de la littérature à la mode à l’esprit positif des mœurs contemporaines, côtoyant l’immoralité sans y tomber jamais, et se faisant applaudir de la vertu même pour ses plaidoyers ingénieux et équivoques en faveur des faiblesses du cœur. M. Victorien Sardou promet de devenir pour les modernes générations ce que fut Scribe pour les générations qui nous ont précédés, car il possède la même nature de talent, et il n’y a guère entre eux que la différence des époques. Les facultés sont semblables, les formes et les matériaux qu’elles emploient sont seuls changés. M. Sardou est le Scribe d’une