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ouvrage en un acte, Jocrisse, paroles de MM. Cormon et Trianon, musique de M. Eugène Gautier, est la seule nouveauté qu’il ait produite depuis l’année dernière. Le Postillon de Longjumeau ne quitte pas l’affiche, et voilà les agréables distractions que présente au public le théâtre lyrique le plus riche et le plus populaire de la France ! C’est triste, et il est grandement temps qu’on y mette ordre. On ne peut pas laisser se transformer en un théâtre de la foire la scène de Grétry, de Méhul, de Boïeldieu, d’Hérold et de M. Auber.

Au moins le Théâtre-Italien se donne-t-il du mouvement. On y essaie des ténors, des barytons, des primarie de tous les pays. Un certain M. Bruni, venu de Stuttgart, où il était connu sous le nom de M. Braun, est apparu dans le rôle de Pollion de la Norma, après une année de noviciat. Il tremblait de tous ses membres et de toute sa voix, qui serait suffisante dans un rang subalterne, si M. Bruni eût appris à chanter et à prononcer convenablement la langue italienne. Après trois représentations, où il a donné bien des soucis aux deux pauvres femmes qui se disputaient son cœur en le conduisant sur la scène comme un misero pargoletto, M. Bruni a disparu, et l’on ne sait ce qu’est devenue une tête si chère. Une demoiselle Guerra, née a Milan, élevée au Conservatoire de Paris, après avoir débuté à l’Opéra-Comique dans un petit ouvrage en un acte, après avoir été attachée à l’Opéra, où jamais on n’a pu contempler ses charmes, a débuté brusquement dans Rigoletto par un beau soir de dimanche. Entourée de protecteurs puissans, qui s’étaient emparés des premières places de la salle, Mlle Guerra a eu cependant de la peine à se remettre et à se raffermir. Elle est mignonne, Mlle Guerra, d’une tournure et d’une figure gracieuses, et sa voix de soprano aigu, un peu aigre, un peu tremblotante, ne manque pas de flexibilité. Elle a été accueillie avec indulgence, et dans un rang modeste elle peut être utile au Théâtre-Italien, où les parties secondaires sont si mal remplies. — Tous les ans, M. le directeur du Théâtre-Italien ne manque jamais de commettre un sacrilège en donnant trois ou quatre représentations du Don Juan de Mozart qui font fuir d’horreur tous ceux qui ont la moindre idée du divin chef-d’œuvre. Cela se passe coram populo verdesco, qui ne comprend absolument rien à cette musique profonde et touchante, qui n’a pas d’égale au monde. C’est M. Delle Sedie qui cette année a abordé pour la première fois de sa vie ce rôle redoutable, où il faudrait être aussi grand chanteur qu’habile comédien. Mme Penco s’est chargée du personnage de donna Anna, Mlle Guerra de celui d’Elvira, Mlle Battu de Zerlina. M. Mario a pris don Ottavio, et M. Zucchini, qui n’a pas de voix, a joué Leporello, où Lablache était incomparable. Malgré ce personnel et une exécution malheureuse, on n’a pu empêcher que quelques morceaux du chef-d’œuvre n’aient produit un certain enchantement : le duo — La cidarem la mano, — que M. Delle Sedie a dit avec une grâce exquise, le trio des masques, qu’on a fait répéter, et la sérénade du second acte, — Deh ! vieni alla finestra, — où M. Delle Sedie a prouvé qu’il est un chanteur comme il y en a peu. On lui a fait recommencer ce morceau adorable, où l’expression de l’amour idéal se combine avec le ricanement d’une cruelle fantaisie. Que n’a-t-il une voix suffisante, M. Delle Sedie, pour rendre avec