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REVUE. — CHRONIQUE.

son instinct supérieur. Il y a surtout dans l’accompagnement de l’orchestre un dessin perpétuel tantôt des basses et tantôt des premiers violons, qui montent et qui descendent par voie diatonique, et dont il ne parvient pas à se dépêtrer. Ainsi, lorsque Méhul tient une formule d’accompagnement, il ne la quitte plus jusqu’à la fin du morceau. C’est le même procédé que suit Spontini dans la Vestale et dans Fernand Cortez, ce qui dénote moins une habitude contractée qu’un embarras de l’artiste. Ni Mozart, ai Rossini, les deux plus grands musiciens qui aient abordé le théâtre, ne se laissent ainsi enchaîner par une figure rhythmique, et leur style ondoyant et divers, toujours coloré par des modulations incidentes qui passent et rayonnent comme un éclair, est aussi souple que la vie. Méhul n’appartient pas plus que Spontini à cette haute lignée de génies souverains ; mais l’auteur de Joseph, de Stratonice et d’Euphrosine et Coradin est un maître de la scène lyrique, une gloire solide de la nation qui l’a produit.

Les principaux rôles du chef-d’œuvre de Méhul furent remplis dans l’origine par Elleviou, qui jouait Joseph, par Solié, qui représentait Jacob, et par Mme Gavaudan, qui chanta la partie de Benjamin. Au Théâtre-Lyrique, le personnage important de Joseph a été confié à un amateur qui, sous le pseudonyme de Giovanni, cache, dit-on, un naufragé de la Bourse. M. Giovanni, qui n’est plus dans l’âge des espérances et qui manque de savoir et d’habitude, n’a pas une voix assez agréable pour qu’on lui pardonne d’estropier un chef-d’œuvre. Ce que le Théâtre-Lyrique a de mieux à faire pour ne pas interrompre le succès de son honorable entreprise, c’est de chercher un autre ténor. M. Petit s’est fait justement applaudir dans le personnage de Jacob, ainsi que Mlle Faivre dans celui de Benjamin. À tout prendre, l’exécution de Joseph au Théâtre-Lyrique est supportable, et on ira l’entendre.

Le nom de Cherubini, qui vient de se trouver tout naturellement sous notre plume, nous engage à dire un mot sur le concert extraordinaire qui a été donné le 22 décembre au Conservatoire. Cette séance avait pour objet d’aider à la souscription ouverte à Florence pour élever un monument à la mémoire de l’illustre musicien qu’a vu naître le 8 septembre 1760 la patrie de Dante et de Michel-Ange. Le programme contenait l’ouverture d’Anacréon, Opéra de Cherubini, un chœur de Blanche de Provence et l’introduction d’Élisa ou le mont Saint-Bernard, du même maître. Ces différens morceaux, qui n’ont produit sur le public du Conservatoire qu’un effet de profonde estime, suffisent, non pas pour juger définitivement l’œuvre de ce maître, qui sera ici l’objet d’une étude particulière, mais pour donner une idée des qualités saillantes de son talent. La carrière de Cherubini, comme celle de la plupart des artistes considérables qui ont beaucoup vécu, peut se diviser en trois périodes : la période italienne, où Cherubini, dressé par son maître Sarti, compose des opéras charmans dans la tradition de Jomelli et de Cimarosa, relevée par un vif souvenir de Mozart ; la période française, qui commence en 1791 par Lodoïska, et continue par Élisa ou le mont Saint-Bernard, par Médée et les Deux Journées, où Cherubini modifie sa manière, pas autant qu’on l’a dit, et se rapproche de l’école de Gluck, mais en conservant un grand penchant pour les belles formes mélodiques et pour les développemens excessifs du thème musical, sans trop se préoc-