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le chevalier. — Vous méditez donc quelque grand ouvrage, lui dit-elle, que vous devenez si rare et qu’on ne vous voit plus qu’à l’heure du dîner ?

Le chevalier s’excusait comme il pouvait, ayant toujours grand soin de cacher à cette femme excellente la vraie cause de ce changement d’habitudes. Frédérique, de plus en plus troublée de voir Lorenzo s’éloigner d’elle et se refuser à ces intimités charmantes où son cœur et son esprit avaient trouvé un si grand attrait, commençait à s’alarmer. Elle s’affligeait de cette froideur inexplicable, et s’abandonnait à une vague tristesse qui relevait le charme de son beau visage. Un jour que Mme de Narbal était sortie avec sa nièce Aglaé, qu’on recherchait en mariage, la maison se trouvait un peu déserte. Frédérique, qui savait que le chevalier était seul dans sa chambre, monta rapidement l’escalier, puis s’arrêta tout anxieuse et tremblante. Le Vénitien était à son piano et il chantait à demi-voix la phrase du duo de l’Olimpiade de Paisiello :

Ne giorni tuoi felici
Ricordati di me.

Pendant un silence qui se fit, le chevalier crut entendre un soupir, une espèce de sanglot dans le corridor où donnait sa chambre. Il se leva, sortit et trouva Frédérique pleurant et se couvrant les yeux de ses mains.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il avec frayeur, qu’avez-vous, ma chère enfant, et que vous est-il arrivé ?

— Rien, monsieur le chevalier, lui dit-elle d’une voix sourde et entrecoupée, rien, si ce n’est que je suis bien indiscrète de venir vous écouter. Il y a si longtemps que je n’entends plus votre voix et que vos précieux conseils me sont refusés !

Ému à son tour par cette réponse significative de la jeune fille, le chevalier lui dit en pressant ses mains dans les siennes : Il faut que je vous quitte, ô trop charmante enfant, car je trouble ici votre destinée ; je deviens importun à tous ceux qui vous aiment et qui s’occupent de votre sort. Il faut que je m’éloigne de ce pays où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Je vous aimerai de loin,… j’emporterai votre image au fond de mon cœur… Votre souvenir me sera un viatique généreux pour le reste de mes jours.

— Non, non, s’écria Frédérique, restez… Si vous avez quelque pitié pour moi, restez, restez,… car je vous aime…

Elle prononça ces dernières paroles en sanglotant et la tête penchée sur la poitrine du chevalier.

Si j’écrivais un roman, je n’aurais pas su imaginer une situation aussi étrange que celle de Lorenzo Sarti vis-à-vis de Frédérique de