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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/205

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Rosendorff. Sa raison, son honneur, le respect affectueux qu’il avait pour Mme de Narbal, tout lui disait que la passion qu’il éprouvait était sans issue, et qu’il perdrait dans cette lutte téméraire au moins le repos de sa vie. Il sentait tout cela, il voyait les inconvéniens de sa position, les dangers que lui préparait l’avenir, et il s’attardait néanmoins dans ce lieu d’enchantement qu’il voulait fuir.

Un grand événement allait s’accomplir dans la maison de Mme de Narbal. On mariait sa nièce Aglaé, cette gracieuse personne que nous avons laissée un peu dans l’ombre, et qui formait la troisième fleur de ce charmant bouquet de femmes que le chevalier avait trouvé à Schwetzingen. Aglaé avait toujours conservé pour le Vénitien une sympathie dégagée de tout sentiment sérieux, comme il convenait à sa nature. Elle épousait un homme qu’elle ne connaissait pas et qui était beaucoup plus âgé, un officier supérieur de la garde royale de France, M. de Lajac. Il était riche et de bonne maison, tandis qu’Aglaé ne lui apportait qu’une dot assez médiocre. Les préparatifs de ce mariage, qui se fit à Schwetzingen, donnèrent pendant quelque temps à la maison de la comtesse un air de fête et de bruyante gaîté. Parmi les personnes que reçut Mme de Narbal à cette occasion se trouvait la tante par alliance de Frédérique, Mme de Rosendorff d’Augsbourg. Avertie depuis quelque temps par des lettres calomnieuses de Mme Du Hautchet, qui lui avait écrit qu’il y avait chez Mme de Narbal un étranger, un chevalier d’industrie sans jeunesse et sans fortune, qui avait jeté son dévolu sur la riche héritière des Rosendorff, la tante avait saisi le prétexte du mariage d’Aglaé pour venir observer de près la conduite de sa nièce et celle de l’inconnu à qui l’on prêtait de si folles prétentions. Mme de Rosendorff était une femme de quarante ans à peu près, forte, grande, d’une physionomie qui ne manquait ni de finesse ni d’expression. Ayant perdu de bonne heure ses deux uniques enfans, elle avait concentré sur sa nièce toute la sensibilité qu’il pouvait y avoir dans son cœur. Si elle avait consenti à se séparer de Frédérique, c’était pour lui faire donner, sous les yeux de Mme de Narbal, une brillante éducation qui lui eût peut-être manqué dans la ville qu’elle habitait.

La première fois que Mme de Rosendorff se trouva en présence du chevalier, elle fut pour lui d’une politesse gracieuse et empressée. Elle le remercia des conseils précieux qu’il avait bien voulu donner à sa chère nièce, et se montra sincèrement étonnée des progrès qu’avait faits Frédérique non-seulement dans le chant et dans la musique, mais dans la culture de son jeune esprit, dans le développement de son goût et de ses nobles instincts. Mme de Rosendorff était parfaitement capable de juger par elle-même de l’heureux changement qui s’était opéré dans les aptitudes de Frédérique, et