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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/395

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la vérité qui, tout à l’heure encore, flottait joyeuse et brillante sur le navire de l’humanité. Allons-nous voir le drapeau noir du socialisme remplacer à jamais ce noble pavillon ? » Vinet ne parle pas ici de tels et tels systèmes étalés depuis au grand jour, et dont nous avons vu la chute ridicule au milieu des sifflets ; il parle d’un entraînement général, d’une espèce d’aveuglement public. Partout, en religion comme en politique, il aperçoit la vie individuelle qui s’affaisse, la conscience qui vacille, l’humanité qui se voile. Or il est si pénétré de l’imminence du péril que les argumens abondent sur ses lèvres, et ces argumens lui paraissent si clairs, si pressans, que, devinant la résistance du monde, il craint de les avoir compromis par sa faute. « Je m’arrête, dit-il, oppressé par ma conviction même et par le sentiment de mon impuissance. » Douloureuses paroles, si elles ne contenaient leur rectification en elles-mêmes ; tant que l’humanité produira des âmes comme Vinet, le socialisme niveleur dont il nous menace, la grande promiscuité, politique et religieuse, est impossible.

Pour discuter tout à l’aise les affaires ecclésiastiques du canton, Vinet avait donné sa démission de professeur de théologie le soir même de la séance où le grand-conseil avait supprimé la liberté religieuse ; c’était le 20 mai 1845. À quoi bon et de quelle manière former désormais des pasteurs depuis que l’état venait de confisquer l’église ? Il avait cru cependant pouvoir garder sa chaire de littérature, chaire désintéressée, autour de laquelle se pressait la jeunesse. Le 2 décembre 1846, l’homme qui était la gloire de l’université de Lausanne fut révoqué de ses fonctions. La noble école pleine de souvenirs et de vie avait été frappée tout entière. De ces destitutions en masse, une seule, celle de Vinet, était expressément motivée dans le décret du conseil d’état[1] : hommage involontaire du despotisme à l’infatigable défenseur de la liberté. Un autre hommage bien touchant devait le consoler de sa disgrâce ; les étudians supplièrent Vinet de ne pas les priver de sa parole, et les cours interrompus à l’académie se rouvrirent dans la maison du maître. Malheureusement sa santé, dès longtemps altérée, avait reçu de nouvelles atteintes depuis la révolution de 1845. Tant de luttes, tant de violences avaient ébranlé cette délicate nature. La maladie qui devait l’emporter se déclara au moment même où allaient commencer les cours réclamés par la jeunesse de Lausanne. Vinet, en des circonstances si graves, ne crut pas qu’il lui fût possible de manquer à l’appel de ses disciples. Il se levait pour faire sa leçon,

  1. On sait qu’à Lausanne comme à Genève le conseil d’état est le pouvoir exécutif ; le pouvoir législatif se nomme le grand-conseil.