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et, sa tâche terminée, il se remettait au lit. À l’entendre si bien inspiré, à suivre sa pensée toujours exquise et sa parole toujours suave, les jeunes auditeurs étaient loin de soupçonner l’épreuve qu’il s’imposait. Une seule fois, le 28 janvier 1846, cinq semaines après l’ouverture de ces conférences, le courageux orateur fut vaincu par son émotion ; il venait de parler de la Providence au point de vue chrétien, il avait pris pour texte quelques mots de l’Evangile de saint Jean, le père glorifié par l’obéissance du fils, et, arrivé à la fin de son discours, il s’écria : « Puissions-nous, chacun de nous, chers auditeurs, nous emparer de cette parole, afin de pouvoir, nous aussi, au terme de notre existence, avec humilité et dans le sentiment de notre entière dépendance, dire à son Père, qui est notre père : « Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donné à faire ! » — L’accent qu’il mit à ces mots n’était que trop clair pour les assistans ; chacun comprit qu’il se sentait blessé à mort et qu’il s’appropriait le cri suprême de Jésus. Le disciple qui nous a conservé cette improvisation ajoute à la fin de ses notes : « Telle fut la dernière leçon de M. Vinet, et ces paroles nous frappèrent comme un pressentiment. »

Ce fut en effet sa dernière leçon ; le pasteur épuisé dut se séparer du troupeau. Cependant, si la voix tombait, l’ardeur ne s’éteignait pas. Il luttait toujours et croyait que le mal ne tarderait pas à céder, tant il se sentait renaître à l’enthousiasme. N’avait-il pas à résumer ses cours, à coordonner ses richesses éparpillées, à tracer une complète histoire de la littérature française ? Et que de projets encore ! que d’autres travaux à finir ! Une vie de saint François de Sales, une traduction de l’Imitation, un choix des sermons de Bossuet, une philosophie du christianisme. Il ne lui fallait, disait-il, qu’un peu de repos au bord du lac natal, quelques semaines à Clarens, et il retrouverait bientôt sa vigueur pour l’achèvement de sa tâche. Malgré le dépérissement continuel de ses forces, il s’épanouissait encore en esprit : il voulait garder jusqu’au bout la plénitude de sa vie intellectuelle et morale. Cependant l’heure fatale était proche. Dans la journée du 1er mai, après s’être fait lire quelques pages du troisième volume des Girondins et sa note sur Pascal, que le Semeur venait de lui apporter, il réunit ses amis, MM. Chappuis, Secrétan et Marquis, pour leur communiquer ses dernières dispositions. Le lendemain, ses souffrances furent très vives ; dans la nuit du 2 au 3, la douleur lui arrachait des gémissemens, et ces angoisses se prolongèrent pendant le jour. Il parut beaucoup plus calme vers le soir ; un rayon d’espérance éclaira même le foyer désole, si bien que sa femme et sa sœur, épuisées de fatigue, purent consentir à prendre quelque repos. Hélas ! ce calme trompeur n’était