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la plage un bazar tenu par des parsis ; ils nous montrent de belles peaux de panthères, des plumes d’autruche et des gazelles gracieuses admirablement apprivoisées. Des enfans à la figure espiègle et souriante, noirs comme l’ébène, les cheveux dorés également par la chaux, demandent à s’attacher à vous pendant la durée de la relâche, sans autre objet que d’agiter devant votre visage un éventail en feuilles de palmier : cela coûte une roupie par jour, et c’est un rafraîchissement fort goûté. Un Juif vêtu d’une longue robe en laine blanche, et qui nous dit être natif de Jérusalem, nous offre des chevaux ; nous acceptons ses offres pour le dédommager des coups et des injures dont les Arabes le couvrent, car eux aussi ont des chevaux de selle à louer. Après une demi-heure d’une course rapide, nous entrons au galop dans Aden par une porte creusée dans le roc ; à droite, à gauche, à nos pieds, sur nos têtes, des redoutes, des embrasures, des canons, des cipayes et des soldats rouges en sentinelle. Nous nous arrêtons au centre de la ville, au milieu d’une place carrée, entourée de bazars et d’arcades. Un troupeau d’autruches, loin d’être effrayé par notre arrivée bruyante, se précipite vers nous, nous entoure, et à notre grande surprise fait mine de nous becqueter comme font les oies domestiques dans nos villages d’Europe. Heureusement l’Israélite nous a suivis cramponné comme un singe à la queue d’un de nos chevaux, et c’est lui qui éloigne en les menaçant du bâton nos adversaires emplumés.

Nous entrons dans les bazars, où nous trouvons des nattes, du tabac d’Orient, des cigares de Manille, des peaux de tigre, du café rond à tout petits grains, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de mieux en café de Moka. Dans un magasin d’apparence assez propre, nous entrons pour faire l’emplette de quelques paquets de cigares à bouts coupés, les seuls que l’on puisse se procurer ici. Quand nous sortons, un cipaye en uniforme de policeman vient à nous et s’informe poliment du coût des sheroots que nous tenons encore à la main. — Huit roupies, lui dit M. Campbell. — Vous êtes volés, reprend flegmatiquement le noir Hindou, et il entre dans la boutique du marchand, le saisit par ses vêtemens, l’entraîne au dehors, et, le jetant avec violence sur le trottoir, il lui administre une violente volée de coups de canne. Nous étions si surpris que notre intervention en faveur du pauvre Arabe se fit attendre ; il se releva avec peine, rentra dans sa boutique sans oser proférer une plainte ou une parole de protestation, mais pâle et tremblant de tous ses membres, se bornant à nous jeter à la dérobée des regards haineux : c’était encore un Juif. Je venais de voir depuis mon départ de France appliquer le premier acte de justice sommaire, il m’affligea comme il eût affligé tout nouveau débarqué ; il faut cependant