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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/128

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s’habituer au spectacle de ces brutalités, car elles se renouvellent à tout moment, surtout dans les colonies de la Grande-Bretagne. A Ceylan, à Hong-kong, à Aden, lorsqu’elles s’exercent sur des malheureux à peine vêtus, elles ont un caractère des plus révoltans, et l’on comprend bien vite les sanglantes représailles des Hindous à Lucknow et les rébellions furieuses des noirs, barbarement comprimées à la Jamaïque par sir John Eyre.

Lorsqu’en 622 Mahomet s’enfuit de La Mecque, il vint se réfugier à Aden : aussi le fanatisme musulman est-il ici dans toute sa force ; mais la haine contre les Anglais est peut-être encore plus violente. Sur la place où les autruches nous firent un si singulier accueil, il y a quatre pièces d’artillerie dont les servans n’attendent qu’un signal pour mitrailler une population toujours prête à se soulever. De 1845 à 1855, à cent pas d’Aden, tout voyageur qui se risquait la nuit sans escorte était infailliblement assassiné. Le commandant de l’Eurisis, aujourd’hui l’amiral Guérin, fut attaqué à onze heures du soir la veille de notre arrivée. Blessé d’un coup de poignard à la jambe, il ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval.

Qu’importe aux Anglais de vivre au milieu de cette population exaspérée de leur domination ? Que leur fait ce rocher malsain, foyer de maladies mortelles et de folies furieuses pour les jeunes officiers de l’armée des Indes ? Il leur faut Aden, qui les rend maîtres de la Mer-Rouge comme ils croient l’être de la Méditerranée par Gibraltar. Sur les deux régimens qui tiennent ici garnison, il n’y en a qu’une moitié qui soit valide ; l’autre est alitée, frappée par les fièvres qu’engendrent les chaleurs et la mauvaise qualité de l’eau. On a fait, il est vrai, de vastes citernes : ce sont d’admirables travaux qui font le plus grand honneur aux ingénieurs anglais, elles sont dignes d’être visitées ; mais ce qu’on y conserve de liquide saumâtre est repoussant, et je ne conseille à aucun voyageur de s’y désaltérer sans une nécessité absolue.

Grâce à mon compagnon, je fus invité au mess des officiers d’un des régimens d’infanterie en garnison. Presque tous ces messieurs parlaient français, et, par une attention que peu de nos officiers français pourraient se permettre avec des Anglais, on ne parla guère que notre langue tout autour de nous. C’était l’anniversaire de la naissance de la reine d’Angleterre : de ma vie, je n’ai vu vider tant de verres et entendu porter un plus grand nombre de toasts. On but à la marine française, et, comme j’étais le seul Français présent, je dus boire et faire un speech à la marine anglaise ; on porta aussitôt un toast à l’armée française, et je dus immédiatement répondre par un toast à l’armée anglaise. Enfin le colonel Campbell but à la gracieuse reine Victoria en ajoutant qu’il comptait bien que l’étranger