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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/274

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au vif mon ami Bellisle et moi ; c’était celle qui fixait à quarante ans l’âge exigé pour entrer à la chambre des députés. Cette disposition nous condamnait, pour dix ans et plus, à l’oisiveté politique ; nous en fîmes à M. Beugnot des reproches très amers dont il se défendait, comme de coutume, assez mollement. On voit par là que j’étais loin de m’attendre au dédommagement qui m’était réservé. Cela peut paraître extraordinaire, mais n’en est pas moins vrai ; j’avais totalement oublié que j’étais le chef de la branche aînée de ma famille, l’héritier du duché de Broglie, et qu’à ce titre, puisqu’il s’agissait de créer une chambre des pairs, j’y devais être naturellement appelé.

« Heureusement d’autres y pensaient pour moi. — Mon oncle le prince Amédée de Broglie, qui pouvait très bien, en qualité d’ancien aide-de-camp de M. le prince de Condé, faire pencher la balance en sa faveur, fit au contraire valoir mes droits, sans m’en prévenir, avec beaucoup de zèle et de désintéressement. Le flot de la restauration était d’ailleurs pour moi, sans que j’eusse besoin de m’en mêler. Ce ne fut pas néanmoins sans beaucoup de surprise que je reçus, le matin même du 4 juin, la lettre close qui convoquait la future chambre des pairs, composée d’anciens sénateurs et d’anciens grands seigneurs, dans la salle du palais Bourbon où siégeait la chambre des députés.

« La séance fut imposante, solennelle et, à tout prendre, satisfaisante. Le discours du roi, grave et digne, compensa, jusqu’à un certain point, le regret qu’inspiraient aux gens sensés la charte octroyée, les dix-neuf années de notre règne, le discours hétéroclite du chancelier Dambray, et l’élimination d’un certain nombre de sénateurs auxquels le public ne prenait d’ailleurs qu’un médiocre intérêt.

« Je me trouvais donc transporté tout à coup et par le simple cours des événemens au premier rang dans la société et dans l’état. Je ne l’avais point mérité par mes services ; je ne m’en étais point rendu indigne par mes sentimens, mon langage et ma conduite. Il ne me restait qu’à bien user de cette fortune inattendue. Les dispositions que j’y portais étaient de bon aloi ; sans mépriser ni dédaigner l’ancien régime, toute tentative de le remettre sur pied me paraissait puérile ; j’appartenais de cœur et de conviction à la société nouvelle ; je croyais très sincèrement à ses progrès indéfinis ; tout en détestant l’état révolutionnaire, les désordres qu’il entraîne et les crimes qui le souillent, je regardais la révolution française, prise in globo, comme une crise inévitable et salutaire ; en politique, je regardais le gouvernement des États-Unis comme l’avenir des nations civilisées et la monarchie anglaise comme le gouvernement du temps présent ; je haïssais le despotisme et ne