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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/535

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dépense de table ou sur tel article de toilette, il prétend plutôt limiter qu’interdire, il est plus répressif que préventif ; par conséquent il paraît un peu moins incompatible avec la liberté individuelle. Caton était déjà condamné à battre en retraite lorsqu’il substituait à la loi qui défendait le luxe des femmes l’impôt somptuaire qui se bornait à taxer leurs bijoux et leurs parures.

Sur quoi se fonderaient aujourd’hui des impôts somptuaires destinés à châtier le luxe et à traiter les riches en ennemis ? Certes il y a un mauvais luxe, et les appétits qui le développent et qu’il suscite à son tour, comme les scandales auxquels il donne lieu, méritent peu de pitié ; mais, encore une fois, l’œuvre de la législation ne saurait se confondre avec celle de la morale. Invoquerait-on ces injustes privilèges qui dispensaient autrefois des classes entières, et celles-là mêmes qui étaient le mieux en état de payer l’impôt, de s’acquitter de leur dette envers l’état, tellement que M. de Tocqueville a pu dire qu’au XVIIIe siècle, en France, les immunités étaient pour les riches, tandis qu’en Angleterre elles étaient pour les pauvres ? Sans réussir à établir toujours une proportionnalité suffisante, la révolution de 1789 a effacé ces inégalités choquantes. Invoquerait-on des raisons d’humanité envers les classes ouvrières ? Lorsque l’impôt sur le luxe va au-delà d’une mesure assez restreinte, il risque de leur prendre trois ou quatre fois plus sous forme de salaires qu’il ne leur ôte de leur part d’impôts par la surtaxe du riche.

Il serait sage, je crois, de renoncer à nommer somptuaire l’impôt qui atteint sans hostilité systématique certaines consommations de luxe. Le langage s’est habitué à donner à cette épithète une signification toute restrictive, et qui appartient à des temps passés sans retour. A l’idée de l’impôt somptuaire se lient certaines idées morales, politiques, économiques, qui n’ont plus cours ; toutes les nôtres tendent à mettre l’impôt somptuaire hors de cause. On a fait justice du préjugé économique qui menait à traiter avec une sévérité particulière l’emploi des métaux précieux soustraits au monnayage ; on ne considère plus comme une ruine l’achat au dehors de certains produits. On ne prétend plus davantage distinguer les rangs par l’habit ou par l’équipage, comme au temps de Philippe le Bel ; la bourgeoise a char malgré tant de belles ordonnances, et porte la soie comme la femme noble. La démocratie peut admettre en nombre modéré des impôts sur le luxe ; elle ne saurait vouloir des impôts contre le luxe. Un tel système serait d’ailleurs plus impraticable et plus inefficace encore que sous l’ancien régime en raison de l’accroissement du nombre des personnes aisées qu’il atteindrait, des industries qu’il frapperait, de la masse des choses