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et la société avance par des procédés libéraux et larges qui sont justement l’opposé de ces expédiens à la Procuste, toujours si chers à la démagogie.

Une des inspirations les plus malheureuses auxquelles pourrait se laisser aller notre démocratie serait de vouloir décourager le luxe systématiquement. Pour atteindre ce luxe malsain qui occupe toujours trop de place, mais qu’il n’est pas aisé de détruire en dehors de l’action des mœurs, elle frapperait sur ce luxe permis et fécond sans lequel il nous est impossible de comprendre l’idée même de la civilisation. Ce luxe n’en est pas seulement la fleur, comme on le dit, il en est aussi le fruit, s’il est vrai que tous plus ou moins non-seulement s’en parent, mais à la lettre s’en nourrissent. L’anéantir, ou seulement y prétendre, ce serait plus que découronner l’édifice de nos sociétés industrieuses, ce serait le saper dans une de ses bases essentielles. Tout esprit sensé est trop convaincu de cette vérité, laquelle n’est plus qu’un lieu-commun d’économie politique, pour qu’il soit nécessaire d’appeler en témoignage la statistique, qui établit approximativement le chiffre prodigieux des richesses représentées par les industries dites de luxe. L’impôt somptuaire, qui se propose pour but essentiel de réprimer le luxe, serait un anachronisme, une vieillerie. Ce serait de plus un contresens, si on donne sa signification la plus favorable et, j’aime à le croire, la plus exacte à ce mot de démocratie. Une démocratie libérale ne saurait investir le législateur du pouvoir de contraindre à la moralité par un vaste système de règlemens préventifs. Elle ne peut avoir l’idée de traiter comme immoralité telle émanation ou forme de la richesse qui ne saurait, sans une injustice ridicule, recevoir cette qualification flétrissante. Notre société civile et politique repose sur un principe qui lui imprime son caractère : la libre responsabilité. Nous abandonnons le mauvais luxe à ses conséquences naturelles, le scandale, la dette, la ruine. Telle est la règle ; s’il y a des exceptions, elles doivent être rares. On l’entendait autrement dans le passé. Le législateur se croyait le droit, même le devoir d’intervenir dans le luxe privé. Armé de prohibitions, il créait les lois qui prétendaient empêcher et qui n’empêchaient rien, sauf certains cas où tantôt la violence des institutions, tantôt encore la force du sentiment religieux, comme à Genève pendant le gouvernement de Calvin, ont pu réaliser pour un temps le résultat désiré. L’impôt somptuaire, affichant l’intention de décourager le luxe, que les monarchies absolues et les aristocraties n’ont guère moins au reste employé que les démocraties républicaines, est un procédé plus doux que les lois somptuaires, quoique violent encore. A la différence de ces mesures de prohibition qui mettaient un veto sur telle