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parlent d’ailleurs une autre langue que lui ; ils citent des textes qui lui sont inconnus et qu’il ne peut discuter. S’ils le condamnent, il ne pourra plus les appeler en champ-clos, car ils ne sont plus des hommes comme lui. Ces juges lui imposent ; qu’il soit bourgeois ou gentilhomme, il est tenu de vénérer ces « chevaliers ès-lois » qu’il appelle des noms de docteur et de maître. Ainsi la justice change d’aspect et de physionomie : au lieu de se mettre au niveau de chaque justiciable, si humble qu’il soit, elle se place au-dessus des plus élevés ; au lieu de laisser à l’homme, tout accusé qu’il est, sa liberté inviolable et toute sa fierté native, elle courbe sa volonté et commence par briser son orgueil. C’est à partir de ce moment que la procédure se transforme : l’accusé comparaît presque comme coupable, l’usage de la détention préventive s’établit ; la torture ou question, que les lois du moyen âge avaient supprimée ou fort adoucie, reparaît avec une extrême rigueur ; la pénalité devient aussi plus sévère. La justice cherche partout des coupables, elle frappe sans pitié, elle est une puissance devant qui chacun doit trembler.

Or la vie des hommes au moyen âge était remplie de procès. Les relations, étant beaucoup plus complexes qu’aujourd’hui, donnaient lieu à des conflits toujours renaissans, et il n’était pas d’homme qui n’eût souvent à comparaître devant la justice. Après l’église, c’était la justice qui prenait la plus grande part du temps et des soucis de chacun ; c’était donc la justice qui agissait après l’église le plus fortement sur l’homme pour lui donner son tour d’esprit et façonner son caractère. Les jugemens par pairs avaient dû entretenir dans les âmes la fierté et l’indiscipline ; Injustice des légistes et des magistrats accoutuma peu à peu les hommes à plier ; à se résigner, à obéir. Ce fut une révolution qui insensiblement s’opéra dans les âmes.

Toutes les habitudes de la vie sociale furent transformées du même coup. Les hommes n’eurent plus à passer leurs journées aux plaids et aux assises, ils s’occupèrent davantage de leurs champs et de leurs métiers, de leur fortune ou de leurs plaisirs ; mais par cela même ils se déshabituèrent de travailler aux affaires communes et de donner une partie de leur temps et de leurs soins aux intérêts généraux. La vie publique avait été fort active dans les siècles précédens. C’était un temps où il était de règle que toutes les affaires communes fussent traitées en commun : le seigneur suzerain ne faisait rien qu’avec le conseil de ses vassaux ; les bourgeois avaient leurs assemblées régulières et libres, où ils faisaient leurs lois et choisissaient leurs chefs ; les paysans même, dans chaque village, se réunissaient pour délibérer sur leurs taxes locales, sur la