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était fixée à 7 heures, et je suis seul présent au poste. Cette ponctualité, je l’ai observée ces dix dernières années, durant lesquelles mes constituai m’ont envoyé à la chambre. Il est vrai que personne autre que moi ne veut être candidat dans ma paroisse, peuplée de planteurs indolens d’origine française ; pourtant mes services n’en sont pas moins notoires. Je suis fatigué de faire des sacrifices inutiles, mon temps aurait pu être employé plus profitablement qu’à la législature, et, si je m’étais dévoué à ma profession d’avocat, j’aurais pu… mais non ! Il n’y a pas de procès dans cette paroisse somnolente où je me suis installé. J’aurais pu encore devenir un honnête ouvrier et faire ma fortune comme tant d’autres, mais j’aurais été obligé au début de travailler de mes mains, et le travail manuel est vulgaire ; j’en hais jusqu’à la pensée ! Je suis trop gentleman pour cela. Après tout, ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était d’essayer de la législature avec l’espoir de devenir un jour juge de canton. Qui n’est pas juge en ce temps-ci ? Ce n’est pas grand’chose, et pourtant cela donne un certain rang dans la société : « Juge, je vous présente mes respects… Juge, aurai-je l’honneur de boire avec vous ?… Monsieur, laissez-moi vous présenter le juge un tel… » Cela sonne bien, et m’aurait mis à même, comme ce lourdaud de Thomas Snub, d’épouser une plantation de sucre sans autre charge qu’une grosse veuve.

« Depuis dix ans, j’ai été candidat à ce poste sous toutes les administrations, et toujours sans succès ! Mais, Dieu merci, une occasion se présente, et je la saisirai aux cheveux ; juge aujourd’hui ou jamais, à moins que le diable ne s’en mêle. Comptons les atouts que j’ai en main : une place est vacante au banc des juges du troisième district ; un sénateur au congrès doit être élu dans quelques jours ; la place de juge est à l’option du gouverneur, et le cher homme est décidé à aller régler au sénat de Washington les affaires de la nation. Il a deux formidables compétiteurs ; j’ai de l’influence dans la chambre, et à moins de faire des étourderies d’écolier, j’ai la partie en main. Il ne sera pas dit qu’un politicien comme moi n’aurait pu être autre chose que membre de la législature et colonel de milice. Colonel ! fi ! Il y a si longtemps que ce nom résonne à mon oreille qu’il me donne des convulsions. Colonel ! fi donc ! je n’ai pas encore rencontré un maquignon ou un cabaretier qui ne fût appelé colonel !

« TURNCOAT, entrant. — Salut, mon digne colonel ! toujours la ponctualité incarnée !

« TRIMSAIL. — Encore du colonel ! Vous continuez à être aussi paresseux que d’habitude ! c’est honteux. Depuis une demi-heure, vous me laissez méditer sur cet intéressant ouvrage, le code civil, et vous restez au café ! Mais où sont Wagtail et les autres ?

« WAGTAIL, entrant. — Où puis-je être, sinon à mon poste de fidèle représentant du peuple ? J’aurais été ici le premier, si je n’avais rencontré ce vieux renard de Joe Gammon, qui depuis quarante ans n’a jamais