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de remporter un nouveau succès d’avant-poste, mais j’étais encore bien loin de la grande victoire. Je voulus lui enlever le panier qu’elle portait et qui contenait des œufs frais, elle refusa net. J’appris qu’elle avait été de bon matin à la ferme pour soigner un patient, et ce patient était son chien, qui s’était cassé une patte en sautant après elle une haie qu’elle avait franchie, intrépide amazone, sur son cheval Tancrède. L’accident avait eu lieu près de la ferme, elle y avait déposé la pauvre bête, qui ne se laissait panser que par elle. Le vétérinaire promettait la guérison, seulement le chien resterait boiteux. — Encore un chagrin que je m’attire à moi-même, ajouta-t-elle ; si du moins les autres pouvaient, comme celui-ci, aboutir à une demi-compensation ! — Et elle soupira.

— N’êtes-vous pas, ma cousine, un peu trop téméraire à cheval ?

— Je le sais, Léopold ; mais, quand je suis en selle, il y a en moi quelque chose d’impétueux, de fougueux même, qui réclame, qui exige satisfaction. Alors seulement je me sens vivre, je pars, je vole, je dévore l’espace, j’oublie… Ah ! que diriez-vous, Léopold, si vous saviez le poids qu’il me faut désormais porter pendant toute ma vie, et que je dois attribuer à mon indomptable passion ! Un malheur irréparable ! une faute que je ne me pardonnerai jamais ! Dieu sait pourtant que mon intention n’était pas mauvaise…

Nous approchions d’un des mystères que je brûlais de voir éclaircis. Vous devinez toute l’ardeur, toute l’anxiété de ma curiosité. Le croiriez-vous ? je n’osais pas lui adresser la moindre question. Elle était d’une pâleur mortelle. Elle quitta mon bras et s’appuya contre un arbre en comprimant ses yeux de ses deux mains comme si elle eût voulu empêcher les larmes de déborder. — Dites-moi ce qui est arrivé, Frances, lui mm’murai-je à voix basse, cela vous soulagera.

— Oh ! pas maintenant ; ne gâtons pas cette bonne promenade matinale en retraçant cette scène horrible. Pourtant je devrais suivre votre conseil pour que vous puissiez comprendre comment il se fait que moi, qui ne peux voir souffrir un animal, j’aie à me reprocher la mort d’un homme !

— Serait-ce donc le malheur dont votre cocher a été la victime ? Pourquoi irais-je chercher auprès d’autres la connaissance de vos secrets ?

— Mes secrets ! s’écria-t-elle d’une voix impérieuse et colère, pourquoi vous imaginez-vous qu’il y a des secrets là dedans ? Il s’agit d’un terrible événement qui s’est passé sur le chemin public en présence d’une foule de curieux attirés par le bruit ; mais on n’a pas perdu cette bonne occasion de tourner contre moi l’opinion. N’était-ce pas le major Frans qui ne fait rien comme tout le monde, le major Frans qu’on pouvait enfin écraser sous la calomnie, comme