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LE MAJOR FRANS.

si ce n’était pas déjà assez que sa sauvagerie eût coûté la vie d’un homme, l’honneur et le repos d’une autre créature ! Étais-je assez innocente de m’imaginer que rien de cette histoire ne fût parvenu à vos oreilles ! Et vous veniez, n’est-ce pas ? pour connaître de plus près l’héroïne d’une si romanesque aventure. Eh bien ! allez à la ferme, les gens qui l’habitent pourront vous mettre à la hauteur de tout l’événement, et quand vous serez satisfait, vous n’aurez à retourner au château que pour prendre congé et vous en aller comme vous êtes venu.

Là-dessus, elle me quitta et s’enfuit sans que dans ma confusion je songeasse à la rejoindre. Pour le coup, je la crus perdue pour moi. De plus je ne savais rien de l’événement qui paraissait dominer si tristement sa destinée entière. Je restais en place en proie à mille perplexités, quand je m’aperçus que dans sa fuite précipitée elle avait oublié son petit panier au pied de l’arbre contre lequel elle s’était adossée. L’idée me vint de me servir de ce prétexte pou. aller à la ferme. Je demandai une tasse de lait à la fermière en lui montrant le panier que j’avais trouvé dans le bois. — Ça lui ressemble, dit la bonne femme, elle l’aura laissé sans y penser ; c’est une bien bonne demoiselle, qui n’a pas sa seconde sous le ciel, mais quand ses frasques lui prennent, brrr… elle part comme une leukemetif[1]. — Et elle continua sur ce ton dans son patois d’Overyssel que j’avais quelque peine à comprendre. Je ne pus me décider à la questionner. J’étais faible, Willem, j’avais peur de voir la vérité nue se présenter devant moi à travers le grossier langage d’une paysanne. Il me semblait que je devais encore à Frances d’attendre l’heure de la confiance, de l’épanchement. Je venais d’apercevoir le chien blessé, qui me regardait de son bel œil mélancolique comme s’il m’eût sollicité pour sa maîtresse. Je le caressai, il se laissa faire. Pendant ce temps, la fermière me parlait sans discontinuer du général, qui avait été un bon maître, d’Overberg, qui était aussi un bon maître, et même meilleur encore, car il consentait à des réparations que le général refusait toujours ; c’est que le général n’avait point de goût pour les fermes ; la demoiselle au contraire, oh ! elle voulait traire les vaches elle-même, elle causait avec elles comme avec des femmes, et les chevaux donc, comme elle les aimait ! Elle conduisait elle-même, et Blount, son cocher, était-il assez fier d’être assis à côté d’elle les bras croisés, tandis qu’elle tenait les guides ! Et tout cela est loin, le bel attelage a été vendu, la demoiselle n’a plus que son anglais, et, quand le général veut sortir, il doit se servir de notre char-à-tente[2]. — Quel pé-

  1. Une locomotive.
  2. Jolie voiture rustique, ressemblant un peu à une gondole, en usage chez