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LE MAJOR FRANS.

de grande colère… Je dois dire que ma nourrice, demeurée près de moi jusqu’à sa mort, faisait de son mieux pour m’en déshabituer.

— C’est un péché que de jurer, me disait-elle. — Mais alors papa commet donc des péchés ? — Oh ! les messieurs, c’est autre chose.

— Eh bien ! je veux être un monsieur ! — Et le fait est que le chagrin d’être une fille et de devoir renoncer à tout espoir d’être un monsieur empoisonna ma première adolescence. Cela allait au point que je déchirai les jupons et les chapeaux élégans qu’un jour la nourrice m’apporta en me disant que je devrais dorénavant m’en servir. Mes jouets n’étaient que tambours, fouets, soldats, et je ne donnais rien d’une poupée. On ne me laissait pas aller avec les autres petites filles. Je grandissais au milieu d’officiers, de soldats, de chasseurs. Excepté celle de ma nourrice, aucune influence féminine, et quand enfin la bonne femme se déclara hors d’état de diriger une enfant aussi terrible, au lieu de m’envoyer dans un pensionnat, on me donna… un gouverneur. Vous devez être curieux de savoir à quoi tendait une pareille éducation. J’ai su depuis que sir John avait celé la mort de son fils à ses parens d’Angleterre, aussi bien que la naissance de sa fille, qu’il s’était imaginé de me faire passer pour un garçon dans sa correspondance, et qu’il se réservait de me présenter comme tel dans le cercle de sa famille. Un vieux parent immensément riche lui avait déclaré son intention de laisser sa foitune à son fils, mais non pas à sa fille. De là mon étrange éducation, que mon gouverneur, un intrigant capable de toutes les bassesses, continua d’après les ordres de mon père, qui avait su l’allécher par de magnifiques promesses. On persista donc à m’isoler de toutes les personnes de mon sexe, on nourrit en moi des sentimens d’indépendance et de hardiesse qu’on disait propres au caractère masculin, et que je n’ai guère retrouvés chez les hommes, lorsque j’appris plus tard à les connaître. Toutefois mon père et lui auraient été déçus dans leurs calculs ; j’avais en aversion tout ce qui ressemblait au mensonge, et mon plus grand plaisir était de me montrer à tous fière et sans gêne, telle que j’étais.

Je suis persuadée que mon grand-père désapprouvait cette espèce de complot, mais il n’eut pas la hardiesse de contrecarrer ouvertement les plans de sir John. Il me donnait des boîtes à ouvrage ou à tricot dans un temps où je ne savais ni coudre ni tricoter, et il ne pouvait souffrir mon gouverneur Darkins. Il y eut entre lui et mon père de violentes discussions, et le résultat fut que mon grand-père changea de garnison sans que nous le suivissions dans sa nouvelle résidence. Rolf partit avec lui, la maison de mon père n’en fut pas moins fréquentée par les officiers et les chasseurs. Je touchais à ma quatorzième année. Tout à coup on m’annonça que j’allais entrer dans un pensionnat de demoiselles, moi qui fumais déjà