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nous vîmes sur un sentier sablonneux, uni, où je pus lui offrir un bras qui fut accepté.

— On prétend, dit-elle pour répondre à mon observation, que mon éducation a été négligée. Ce n’est pas du tout vrai ; mais, il m’a manqué la direction dont j’aurais eu le plus de besoin, j’ai été élevée comme un garçon. Ma mère, vous le savez, mourut peu de temps après ma naissance. La sœur du capitaine Rolf, pauvre paysanne séduite, du reste femme énergique et de sentimens honnêtes, fut ma nourrice. Son enfant était mort, je le remplaçai pour elle. Elle eut pour moi une affection aveugle, presque fanatique ; elle exécutait absolument toutes mes volontés en répondant aux observations qu’on lui faisait qu’il n’y avait qu’elle au monde qui m’aimât. C’était faux, car mon grand-père, qui demeurait avec mon père, m’aimait bien. Quant à mon père, je dois avouer qu’il s’occupait peu de moi. Il aurait voulu avoir un fils, et pour conserver son nom et dans l’intérêt de sa fortune. Il avait eu un iils avant ma naissance, qui s’appelait Francis et qui mourut à six mois. Ma naissance fat une déception profonde pour lui ; ma pauvre mère s’en aperçut et en souffrit beaucoup. Un jour ma nourrice, très courroucée de l’indifférence de mon père, me fit entrer dans sa chambre pour lui montrer comme j’étais forte et agile. — Vraiment, lui dit-elle, on la prendrait pour un garçon. — Rolf m’a dit depuis que mon père fut comme frappé d’une idée subite. Depuis ce jour-Là, il s’occupa beaucoup de mon éducation et lui imprima une direction que… qui m’a faite ce que je suis. Sous prétexte d’hygiène et de méthode anglaise, il me fit porter jusqu’à sept ans un costume ample et commode que ma nourrice appelait « un costume de gamin ; » dès que je pus marcher, j’eus un maître de gymnastique, on m’endurcit contre le froid et le chaud, et dès que je pus porter un fusil, Rolf fut chargé de m’apprendre l’exercice. L’escrime ne fut pas non plus négligée, et les jeunes officiers qui fréquentaient la maison, sachant qu’ils plaisaient par là à mon père, ne manquaient pas de se mesurer avec moi. Naturellement j’étais garçonnière, brutale de mouvemens, emportée. Déjà l’on m’appelait a le petit major, » et mon père trouvait du plaisir à autoriser l’emploi de ce sobriquet en s’en servant lui-même très souvent. Une fois un officier, nouveau-venu, m’ayant saluée en ra’appelant mademoiselle, je lui répondis par un juron anglais qui rendit mon père si content qu’il m’embrassa de joie. Cela fit que je ne manquai pas d’émailler par la suite mes reparties de cette jolie façon…

— Alors j’admire que vous ayez pu vous défaire de cette mauvaise habitude.

— C’est avec peine et lentement, je l’avoue, et aujourd’hui encore je ne suis pas absolument certaine que dans un mouvement