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LE MAJOR FRANS.

La bonne Rolf vint me chercher. Je lui confiai en pleurant toute la vérité. Elle voulait retourner avec moi et, en présence de toutes les élèves, dire son fait à cette « madame ; » mais je la retins, cela n’eût servi à rien, et l’on se fût moqué de moi. Cela n’empêche pas que cette première expérience de la vie sociale était dure. Je découvrais du premier coup tout ce qui peut se cacher de mensonges et d’infamies sous le manteau du décorum.

— Permettez, Frances, interrompis-je, je suis de votre avis en ce sens que les belles manières sont tout autre chose qu’une garantie de moralité et d’honneur ; mais croyez-vous que la société vous plairait davantage, si tout le mal qui est en elle se montrait dans toute sa laideur ?

— Il est certain que ce serait à prendre la fuite de dégoût et d’horreur.

— Mais tout le monde ne peut pas s’enfuir, il faut bien que les hommes vivent en société, et, à la condition de n’en pas être la dupe, il vaut mieux que ce que vous appelez le manteau du décorum donne à la vie sociale un aspect un peu plus supportable.

Nous étions au pied de la ruine. Nous gravîmes un vieil escalier de pierres branlantes conduisant à un arceau qui s’ouvrait sur la campagne et qui avait dû éclairer ce qui jadis avait été une chambre ou une salle. Le ciel était devenu brumeux. Le soleil, qui allait se perdre dans les nuages, ne trahissait plus sa présence que par des reflets orangés ou rouge pâle qui perçaient avec peine le brouillard ; quant aux champs, ils avaient déjà disparu sous ce voile humide. Près de l’arceau, tout couvert de lierre, se trouvait une espèce de banc de pierre sur lequel Frances jeta un vieux châle gris, et nous nous assîmes.

— Allumez votre cigare, Léopold, me dit Frances, vous écouterez plus patiemment ma longue histoire. Si je n’avais depuis longtemps renoncé à ce luxe, je vous donnerais l’exemple.

— Je fume, Frances, mais sans être esclave de cette habitude, et je ne saurais trouver du plaisir à fumer pendant que vous me racontez vos douloureux souvenirs.

— Léopold, que vous êtes peu un homme au sens égoïste du mot ! Je souris et elle reprit : — Malgré mon aventure avec le maître de musique, j’aimais toujours le chant et le piano. Nourrice me déterra une gouvernante suisse qui se trouvait sans position et qui m’apprit à faire des ouvrages de femme. Mon père, depuis qu’il avait vu ses plans déjoués par l’arrivée inattendue de ma tante anglaise, comprenait que je devais enfin être élevée en demoiselle, et la laissa faire. Maintenant que je n’avais plus à écrire chaque année au vieux baronnet des lettres où je ne lui parlais que de mes progrès dans l’escrime et dans l’équitation, et que je signais Francis parce