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Je dis à mon père que je ne voulais rien entendre de ce niais. — Il le faut, me répondit mon père d’un ton d’autorité qui ne lui était pas habituel, vous avez encouragé le jeune homme, et songez aux conséquences que pourrait entraîner le refus d’un si bon parti. Le pauvre Charles Felters ne comprit rien à ma réception. Sa danseuse enjouée de la veille était changée en une véritable furie. Je lui déclarai net que je ne me souciais nullement de lui. Il hésitait, il balbutiait, il ne pouvait se décider à partir. D’un moment à l’autre, lord William allait venir me faire ses adieux. Devant lui, c’était à n’y pas tenir. Ma tête s’égarait. Dans la chambre où nous étions se trouvait un trophée d’armes que mon père avait suspendu à l’une des parois. Ne sachant trop ce que je faisais, je détachai deux fleurets, j’en tendis un à mon amoureux transi, et je me mis en garde. Le malheureux ne vit pas même qu’ils étaient mouchetés, jeta son fleuret par terre et s’enfuit en toute hâte, pendant que je lui criais : Allons donc ! lorsqu’on demande en mariage le major Frans, c’est bien le moins qu’on sache faire des armes !

— J’ai entendu parler de ce fait d’armes, dis-je à Frances, on m’a raconté que le pauvre Felters court encore.

— Yoilà comme on écrit l’histoire. La vérité est que cet innocent alla faire un tour sur les bords du Rhin, qu’il y fît connaissance d’une fille de pasteur qui l’a rendu heureux époux et heureux père, et que cette bonne fin n’a pas empêché sa famille de me jurer une haine à mort, dont je ne me suis que trop aperçue. Je tenais encore mon fleuret à la main, quand lord William parut. Son regard témoignait d’une désapprobation formelle. — Si votre père eût suivi mon conseil, Frances, me dit-il, il ne vous aurait pas fait si promptement une pareille communication ; mais était-ce une raison pour agir de la sorte ? For shame, traiter ainsi un pauvre diable qui n’a peut-être de sa vie manié un fleuret ! Eh bien ! tenez, j’avais toujours hésité à éprouver votre savoir en matière d’escrime. Permettez-moi de vous demander la revanche pour l’honneur du malheureux fuyard. — Et sans attendre une réponse, il ramassa le fleuret que Charles Felters avait jeté et me cria : — En garde !

Je ne savais littéralement plus où j’en étais. Je ne voulais pas reculer ; je voulais lui montrer qu’il n’avait pas affaire à une maladroite. Il maniait son arme avec une légèreté et une fermeté que je n’eusse jamais soupçonnées chez un homme de lettres. Il se bornait à parer, mais si adroitement que je ne parvenais pas à le toucher. Je m’épuisais dans mes efforts désespérés, mais je ne voulais pas demander grâce.

— Il faut autre chose qu’un bras de femme pour un tel exercice, me dit-il froidement après avoir déjoué un nouvel assaut.

Le dépit, la colère, me rendirent des forces, je fondis sur lui,