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LE MAJOR FRANS.

une raison pour que celui qui lui apprend à connaître les amans de Vérone soit lui-même un Roméo. Sérieusement, Frances, est-ce que je pourrais en être un pour vous ? Regardez-moi donc et pensez combien une telle prétention de ma part serait ridicule. J’ai l’âge de votre père, je grisonne, je souffre d’un mal qui me menace d’étisie ; autrement j’aurais déjà un gros ventre. Tout cela est loin d’être poétique, n’est-ce pas ? Laissez parler votre raison, votre bon sens, et vous serez la première à reconnaître que je ne puis plus être le héros d’un roman d’amour.

Je me taisais, j’étouffais comme sous un tas de glaçons, il se rapprocha de moi et me dit en appuyant ses mains sur mes épaules, avec une grande douceur :

— Je me suis marié un an plus tôt que votre père, je pourrais avoir une fille de votre âge, et je n’ai pas d’enfans. Je m’étais doucement habitué à vous considérer comme ma fille, vous m’ôtez cette illusion, pour le moment du moins, car, j’en suis certain, vous reviendrez un jour de votre folie. C’est votre tête qui est prise, non pas votre cœur, croyez-en quelqu’un qui connaît, hélas ! les ravages des passions et qui sait le degré d’abaissement où elles peuvent précipiter la femme qui n’a pas l’énergie de les dompter. Si j’avais eu un fils,… je n’ai qu’un neveu, qui sera mon héritier, et si…

— Merci, milord, je ne pourrai jamais vous appeler mon oncle, — et je partis d’un éclat de rire nerveux. J’aperçus sur la table un volume de la belle édition de Shakspeare dont il m’avait fait présent. J’en arrachai les pages et les jeta : sur le tapis. Au même instant, ma femme de chambre frappa à la porte. Elle venait m’avertir qu’il était temps de procéder à ma toilette. Nous avions pour le même soir accepté une soirée dansante chez un banquier, gros bonnet de la province. Ma fierté, piquée au vif, me permit de faire joyeuse contenance ; je coquetai même avec le fils unique de la maison, qui tout l’hiver m’avait témoigné un intérêt plus qu’c’dinaire. Il me plaisait de penser que lord William me verrait bien détachée de lui. Mes regards le suivaient à la dérobée pour tâcher de surprendre l’effet que mon attitude produisait sur son esprit. Il resta calme et de sang-froid comme toujours. Au bout de quelque temps, il alla s’asseoir à une table de jeu et perdit une assez forte somme en jouant avec mon grand-père. Le lendemain je m’aperçus qu’on faisait des préparatifs de départ. Lord William avait reçu des lettres et paraissait peu soucieux d’un nouvel a parte avec moi. J’enrageais quand mon père m’apprit après le déjeuner que le banquier chez qui nous avions dansé la veille lui avait demandé pour son fds l’accès de la maison. Comprenez-vous mon dépit ! De lord William tomber sur un Charles Felters !

TOME X. — 1875. 9